"C'est une île de faible surface qui s'étend au milieu du fleuve, et un rempart circulaire l'entoure de partout ; on y accède par des ponts de bois à partir de chaque rive. Il est rare que le fleuve baisse ou déborde ; en général, hiver comme été le débit est le même, et il fournit une eau très agréable et très pure à voir comme à boire si on en a envie. De fait, comme on vit dans une île, c'est surtout au fleuve qu'on doit tirer l'eau..."
Julien, injustement surnommé l'Apostat, élu empereur par ses troupes dans l'Île de la Cité en Février 360.
Louis VI fit édifier, au débouché de la rue Saint-Denis devant le Grand Pont, un petit château en remplacement d'une grosse tour de bois qui avait défendu l'Île de la Cité contre les pillards danois. Remanié, agrandi par Louis IX au détriment des maisons particulières qui s'étaient regroupées sous sa protection, l'ouvrage militaire devint l'un des principaux verrous de Paris : le Grand Châtelet.
Devant sa façade nord, une petite place, simple élargissement de la patte d'oie terminant la rue Saint-Denis, rappelait par son nom, la "Porte de Paris", le temps où la poterne du Châtelet s'ouvrait sur une campagne peu fertile, un méandre mort de la Seine y ayant laissé des terres lourdes" marécageuses. Plus tard, par le jeu des homophonies, la Porte devint l'Apport, allusion à un petit marché à la volaille et à la sauvagine qui s'y installa fort à l'étroit. Dans ces lieux s'installèrent les fondateurs de la Grande Boucherie de Paris entre la Seine, la rue Saint-Jacques et les rues Saint-Martin et Saint-Denis, principaux axes routiers de la capitale dès l'époque romaine.
L'établissement extra muros répondait à des considérations diverses tant hygiéniques que de commodité.
En premier lieu, comme l'écrivit Raoul de Presles dans sa traduction de la Cité de Dieu de Saint Augustin : "L'on faisoit et les boucheries, et les cimentières tout hors des dites pour les punaisies et les corrupcions eschiever". Punaisie, du bas latin "putire" puer et "nasus" nez, signifie odeur et lieu puant. Cf. le petit insecte hémiptère piqueur qui, écrasé, laisse sourdre d'effroyables remugles d'alcool écossais : la punaise.
Ensuite, la présence d'un point d'eau, la Seine, facilitait l'abreuvement
des bestiaux assoiffés par leur longue marche de la pâture jusqu'à
la tuerie.
Enfin cette eau était indispensable au décrassage des écorcheries, au nettoyage des carcasses, des tripes et à l'évacuation des déchets ou des marchandises condamnées à être "ruées en fleuve" pour mauvaise qualité.
Cet îlot boucher établi dans un désert se retrouva
rapidement noyé dans des habitations : la pression démographique
rendait indispensable l'édification de nouveaux quartiers et, par conséquent,
de nouvelles fortifications.
Devenu inutile le Châtelet fut transformé en prison et en siège
de la Prévôté de Paris. Au sein du lieu "Le plus fétide
et la plus encombré de Paris" il passait pour "après
le gibet de Montfaucon, le monument le plus sinistre par sa physionomie et sa
destination" : tribunal, siège d'institutions policières,
lieu de torture, et prison ...
De nos jours il ne subsiste rien qui puisse rappeler les fastes, les splendeurs
et les horreurs des environs du Grand Châtelet. Par politique, goût
du lucre ou par vandalisme les prédécesseurs, émules ou
séides d'Haussmann ont anéanti les vestiges d'un passé
attachant. Aussi c'est par la seule imagination que le lecteur sera convié
nous suivre dans une visite du "temple" de la viande au début
du quinzième siècle.
A cette époque, trois voies étroites s' ouvraient devant le voyageurs pour atteindre la Seine depuis l'Apport-Paris. Un passage voûté traversant du nord au sud l'ancienne forteresse, la rue de la Triperie à main gauche et la rue Pierre à Poisson à main droite. Cette dernière voie devait son nom l'existence de dalles sur lesquelles des étaliers proposaient toutes sortes de poissons d'eau douce pêchés en Seine ou achetés dans de lointaines provinces : Picardie, Champagne. Dans le "Livre des métiers", qu'il avait rédigé sur ordre de Saint-Louis, le Prévôt Boileau affirmait : '"L'on ne peut vendre à estal poissons d' eaue douce fors que la porte du grand pont, aux pierres le Roy et as Pierres Poissonniers".
Les poissons de mer, et le plus réputé d'entre eux le hareng, n'étaient pas soumis cette interdiction. Il faut dire qu'ils étaient généralement vendus salés, pour se conserver plus facilement. Sous réserve que le salage ait lieu immédiatement après la pêche et non lorsque le poisson vire de l'il, pour lui donner une fallacieuse deuxième jeunesse... La Cour et les grands bourgeois pouvaient consommer du poisson de mer apporté par des attelages de "Chasse marée".
"Harenc caqué soit mis en eaue fresche et laissié trois jours et trois nuis tremper en foison d'icelle eaue, et au bout de trois jours soit lavé et mis en autre eaue fresche deux jours tremper, et chascun jour changier son eaue deux fois. Et toutesvoies le menu et petit harenc veult moins tremper, et aussi est d'aucun harenc qui de sa nature veult moins tremper l'un que l'autre. Harenc sor. L'en congnoist le bon à ce qu'il est meigre et a le dos espois, ront et vert; et l'autre est gras et jaune ou a le dos plat et sec." Extrait du "Ménagier de Paris".
Le colportage n'était pas interdit mais
limité : les quantités mises en vente par le colporteur ne pouvaient
excéder la charge supportable par un homme dans un panier reposant sur
le ventre, maintenu par une lanière passant derrière la nuque:
"et ce fut deffendu pour l'amour de ce qu'on vendait les poissons emblez
les mors les pourriz es lieus forains ".
Entre "mi Avrille et mi Moi" les vendeurs de poissons, souvent simples
locataires des bouchers, devaient fermer boutique : il convenait de protéger
les géniteurs en période de frai. Les "pescheurs de l'eaue
du Roy" devaient utiliser des filets au maillage conforme aux règlements.
Faut-il voir dans ces mesures des considérations écologiques ou
une illustration du principe médiéval du respect des coutumes
et de la limitation des initiatives personnelles ? Lorsque les auvents,
de la paille ou le jet d'un seau d'eau plus ou moins propre s'avéraient
insuffisants protéger les poissons de la corruption, ceux-ci étaient
saisis au bénéfice des prisonniers du Châtelet ou des malheureux
mendiants, orphelins, fous et malades de l'Hôtel Dieu.
A un stade trop avancé de putréfaction il fallait se résoudre
à jeter les poissons dans le fleuve.
En poursuivant la descente de la rue des Pierres à Poisson les voyageurs
débouchaient sur une petite place cernée de maisons encorbellement
d'où s'échappaient des senteurs agréables qui masquaient,
quelquefois difficilement, les relents de marée.
Cette place, qui après l'inondation de 1496 devint la "Vallée
de Misère" puis se nomma "' Trop Va Qui Dure" était
habitée par les cuisiniers. Les cuisiniers, ou "oyers"
puisque ce palmipède était si apprécié qu'il leur
valut ce nom, travaillaient dans de petites échoppes divisées
en deux espaces différents. A l'arrière, dans "1'ouvroir",
les artisans se livraient à la cuisson de leurs produits.
A l'avant, la boutique donnait sur la rue par des ouvertures sans vitres, le verre étant une matière coûteuse, dotées de deux vantaux de bois. Le vantail supérieur servait d'auvent et le vantail inférieur tenait lieu d'étal. Comme il n'existait aucune séparation entre boutique et ouvroir les chalands pouvaient regarder travailler les cuisiniers et ces derniers pouvaient interrompre leur ouvrage pour servir un client. Certains commerçants préféraient se tenir sur le pas de porte et discutaient avec un client éventuel, faisant l'article ou le dissuadant par leur "baratin" d'aller acheter chez un concurrent dont la viande serait de peu de valeur, étique, ou faisandée.
Etienne Boilleau rapporta les usages professionnels des cuisiniers. "Nuls
ne puisse garder viande cuite jusqu'ea au tiers jour pour vendre ne acheter
se elle n'est salée souffisamment bien". Les animaux, achetés
à la boucherie du Châtelet, devaient être "bons, loyaux
et souffisants pour mengier et pour vendre, et qu'ils aient bonne mouelle".
Les jurés du métier devaient surveiller leurs confrères
: il n'existait à cette époque aucune administration chargée
de contrôler la qualité des marchandises.
La Seine, bien plus large que de nos jours, car elle n'avait pas subi de
travaux de calibrage, offrait un spectacle extraordinaire aux passants.
Légèrement désaxé par rapport à la rue Saint-Denis,
verrouillé au nord par le Grand Châtelet, le Grand Pont était
l'un des deux ouvrages, avec le Pont Notre-Dame, qui franchissaient le bras
nord du fleuve. D'abord construit en bois, ces ouvrages furent emportés
par des crues et reconstruits en
pierre. Ils portaient une double haie de maisons de part et d'autre d'une étroite
chaussée centrale, ce qui n'était pas pour faciliter les déplacements.
Dès 1141 des changeurs s'installèrent sur le Grand Pont puis
l'ensemble de la profession dut s'y établir en 1305, par ordre de Philippe
le Bel pour faciliter la surveillance des transactions monétaires ; le
Grand Pont devint "Pont au Change". Mais d'autres corporations y tinrent
boutiques : les
bouchers de la Porte y possédèrent quelques étaux.
Un peu en aval, un spectacle plus curieux s'offrait aux badauds
: le Pont aux Meuniers formait un mur de roues à
aubes installées entre les arches de pierre, barrant quasi complètement
la Seine à l'exception d'une petite portion restée libre, la "navière".
D'autres moulins s'élevaient sur des pontons flottants amarrés
à des pilotis ou aux arches des ouvrages d'art.
La circulation des bateaux sur la Seine était aussi délicate que
celle des chariots dans le labyrinthe des étroites ruelles de la Cité.
Aussi, très tôt, autant pour protéger les ponts que les
bateaux, les usages limitèrent le trafic fluvial. La Hanse des Marchands
de l'Eau accapara peu à peu le monopole de la circulation des nefs et
obligea les "forains" décharger en Grève ou s'associer
un Parisien, un "français", pour traverser la capitale.
Face au Grand Pont s'ouvrait la rue Saint-Leufroy qui faisait suite au passage
voûté percé sous le Châtelet. La rue devait son nom
à une chapelle, simple dépendance de Saint-Germain l'Auxerrois,
placée sous le patronage de Saint Lieufroy dont les reliques avaient
été apportées de l' Eure
pour les soustraire aux Vikings.
Une des maisons coincées entre le Châtelet et Saint-Leufroy se distinguait des autres habitations par ses sculptures de pignon qui l'avaient fait surnommer la Tête Noire. Jusqu'au XIVme siècle, l'élite des bourgeois parisiens se réunissait ici, jusqu'à l'achat de la Maison aux Piliers en place de Grève par le Prévôt des Marchands Etienne Marcel.
En empruntant la galerie du Châtelet les promeneurs retournaient sur la place de la Porte. A leur droite s'ouvrait une minuscule venelle, la ruelle de la Triperie (ou de "l'Araigne", c'est à dire le croc de boucher). La quasi-totalité des étaux possédés par les membres de la Grande Boucherie était rassemblée sous un même toit. L'aspect de ce bâtiment nous est mal connu : au cours des siècles il subit des amputations, des remaniements et un arasement en 1416, " rasée rez pied, rez terre ", en représailles de la collaboration des bouchers avec les anglo-bourguignons. Le procès-verbal que dressa le Voyer de Paris avant la reconstruction de 1418 nous permet d'établir qu'au XVème siècle la base de la halle était un trapèze irrégulier, ce qui trahit le caractère composite de la construction formée par acquisitions successives.
Tout autour du bâtiment, et même sur la rue de la Triperie qui, avec ses quatre six mètres de large ne demandait certes pas être amputée, étaient installées de petites échoppes abritées par un auvent : les "bauves" louées à des oyers ou des regrattiers (petits revendeurs en comestibles). En théorie, le Prévôt des Marchands devait veiller à ce que nul n'encombre les rues, mais il fermait les yeux, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes , selon le Livre du Châtelet de 1320 : " des estaulx mis parmy les rues dont il n'y a si petite poraière [vendeuse de poireaux] ne si petit mercier ne aultres quelconques qui mette son estal ou auvent sur rue qu'il ne recoive prouffit et si en sont les rues si empeschées que pour le grand prouffit que le Prévost des marchans en prent, que les gens ni les chevaulx ne pevent aler parmy les maistres rues".
La Grande Boucherie comprenait trois niveaux. En premier lieu les caves
où étaient entreposées des instruments, des détritus
et même quelques pièces de vin de Bourgogne. Venait ensuite le
rez-de-chaussée surélevé de trois ou quatre marches à
l'ouest et l'est. Trente taux étaient disposées le long de deux
allées se coupant à angle droit.
La lumière provenait de hautes baies dépourvues de vitres. L'éclairage
artificiel était prohibé : il pouvait donner un faux aspect aux
viandes.
Enfin, à l'étage était installée une salle des fêtes
où les hommes de l'art pouvaient procéder aux élections,
répartir les étaux et recevoir les nouveaux Maîtres. Une
petite chapelle privée permettait le recueillement.
Il a été évoqué plus haut les amputations qu'avait
subi la Boucherie, aspect qui sera étudié plus amplement dans
le chapitre historique. L'une des plus importantes fut en 1375 la destruction
d'un "moult bel et notable hôtel" adossé à la
Boucherie pour percer une rue neuve joignant la rue Saint-Jacques au Grand Pont.
L'emplacement exact de cet "Hostel de l'Ange" encore appel "Four
du Métier ou d'enfer" reste inconnu.
Ensuite en 1416, les bouchers ayant embrassé la cause bourguignonne, les Armagnacs rasèrent la halle et abolirent la confrérie. Les vaincus de la veille étant revenus au pouvoir en 1418, le mesures furent rapportées et les Maîtres de la Porte purent reconstruire une halle, un peu plus petite que l'ancienne d'où le transfert -ou le retour - du lieu de culte en l'église Saint-Jacques de la Boucherie.
Située à angle droit de la rue de la Triperie, troisième
voie d'accès à la Seine depuis l'Apport Paris, la rue du Chef
Saint Leufroy venait se terminer devant le Grand Pont, le Pont au Change. Elle
marquait la limite occidentale du coeur de l'empire boucher : "l'Ecorcherie",
qui se trouvait bornée, au nord par la rue Saint-Jacques menant à
l'Eglise du même nom, à l'est par la rue "Planche Mibray"
( portion méridionale de l'actuelle rue Saint Martin) et au sud par les
berges de la Seine.
Dans ce petit quadrilatère la toponymie reflétait la toute puissance
des seigneurs de la Porte.
L'enseigne d'un cabaret fréquentée par les écorcheurs avait
donné son nom à la rue "Pied de boeuf".
Peut être Villon cite-t'il d'autres cabarets parisiens dans son Lais, à moins que le buf couronné, d'où l'on chasse les mouches ne soit qu'une carcasse décorée de feuillages :
Item, a Jehan Trouvé, boucher,
Laisse le Mouton franc et tendre,
Et ung tacon pour esmouchier
Le Beuf Couronné qu'on veult vendre,
Et la Vache, qui pourra prendre
Le vilain qui la trousse au col :
S'il ne la rend, qu'on le puist pendre
Et estrangler d'un bon licol !
François Villon
Un marché donna son nom à la rue de la "Vieille place aux
veaux" quelquefois nommée "place des Saint Yon" en l'honneur
de la plus illustre dynastie des bouchers du Châtelet.
Une rue de la "Tannerie" coupait en deux la venelle de la "Tuerie"
plus tard appelée rue de l'Ecorcherie" puis de la "Lessive".
Une rue de ce quartier porta même le nom évocateur de"Merderet".
Nom qui se retrouve sous une forme ou une autre dans de nombreuses villes françaises
: Foireuse (Niort), Merdeux, Merdelet Merdusson, Merdrons (à Niort et
Chartres ), Merdière (Lagny) ou plus gentiment Pipi (Châlons sur
Marne). Parfois c'est une petite rivière polluée parce que servant
d'égout qui est appellée ainsi : Merderon, Merdereau, Merdanson,
Merdaric, Merdron à Amiens, Auxerre, Beauvais, Le Mans, Noyon, Provins...
(C.F. Leguay, Jean Pierre, -"La rue au moyen âge" Ouest France).
Plus à l'Est du Châtelet, le ruisseau de Ménilmontant qui
passait au pied de l'hôtel royal de Saint Pol était même
surnommé le Grand Egout...
Quant au nom "Planche Mibray" , c'était une allusion aux planches qu'il fallait emprunter pour traverser la braie, c'est à dire la gadoue, ou pis la m...
Paris, il est vrai, n'était pas cette époque un haut lieu de l'hygiène publique. Non que l'on y appréciât la crasse : les bains publics abondaient dans des rues spécialement affectées à cet usage (une rue des Étuves Saint -Martin existe encore) ou en divers lieux jusque dans l'Ecorcherie. Un texte du XIVème siècle nous apprend que le boucher Haussecul possédait "une maison [ ] séant à la rue de l'Ecorcherie de la Grande Boucherie, tenant d'une part la maison ou hôtel où sont les étuves aux femmes ... " La réputation de ces établissements était douteuse : les gens d'église fulminèrent contre ces étuves et, sous le règne de Louis XIII encore, un cordelier s'écria "n'allez pas aux étuves et n'y faites pas ce que vous savez ." Le mot anglais "stew", bain, désigne encore actuellement une maison close.
Dès que l'on quittait son logis, il fallait évoluer entre les détritus empilés devant les huis au mépris des ordonnances : en 1465, les ordures accumulées porte Saint Denis et Saint Antoine permettront d'élever hâtivement des éléments défensifs à l'extérieur des fortifications... Le piéton devait garder un oeil sur le ciel et écouter le cri rituel "gare, gare, gare" : la légende prétend que Saint Louis, se rendant aux Cordeliers reçut le contenu du vase de nuit d'un pauvre étudiant.
Il fallait ranger au passage d'un troupeau , d'un chariot ou d'un cavalier qui projetait de la bouillasse jusqu'aux visages des piétons et laisser le "haut du pavé", cette portion de chaussée protégée par les encorbellements des maisons, à plus puissants que soi.
A diverses reprises, preuve d'incapacité, les rois ordonneront un pavage, un curage des fossés, et la réalisation d'égouts. Charles VI constata : "et sont les chemins des entrées des portes si mauvaiz et telement dommagiez, empiriez et affondrez, que à de tres grans perilz et paines l'on y peut admener des vivres et denrées pour le gouvernement de nostre peuple". Théoriquement, chacun devait envoyer ses ordures hors les murs, mais en réalité les ordures étaient laissées sur place en comptant que les pluies et la force de gravité les emporteraient, ou que les cochons en feraient leurs choux gras. Le rabbin espagnol Maimonide considérait toutefois les porcs comme une source de pollution supplémentaire : "si la consommation du porc était permise, les rues et les maisons en seraient encore plus souillées, comme des latrines ou les fumiers, ainsi qu'on peut le voir en Gaule de nos jours".
Les ordures étaient jetées en Seine...ce qui n'empèchait pas les porteurs d'eau de se fournir en liquide dans le fleuve... D'autres villes expérimentèrent des solutions ingénieuses : à St Omer, tout livreur de matériaux de constructions devait repartir avec un volume équivalent d'ordures! Des accords furent passés avec des paysans des environs pour qu'ils fument leurs champs avec les boues de ville.
Dans le quartier de la Porte, comme près des boucheries de Saint-Germain des Prés ou de Sainte-Geneviève, la situation était pire encore. A tous les inconvénients que nous venons d'évoquer s'ajoutaient les matières fécales, les urines, les rognures et les morceaux de gras, ainsi que ce qu'il faut bien nommer des ruisseaux de sang s'écoulant dans les caniveaux en provenance des échaudoirs établis dans les rez-de-chaussée des boutiques.
La mauvaise hygiène favorisait la contagion en cas d'épidémie. Les puces et les rats pullulaient dans les villes encombrées d'ordures. Et certains germe, par exemple celui de la peste, survivent longtemps dans les cadavres contaminés.
Bien évidemment, la nappe phréatique ne pouvait pas longtemps supporter une telle charge de polluants et les puits ne délivrent pas de l'eau de source.
Plus effrayant encore, les portes de Paris pouvaient, en temps de guerre, s'orner de cadavres d'ennemis suppliciés. Quant au cimetière des Innocents, ses tombes peu profondes empuantissaient le voisinage et servaient de garde manger aux cochons de Saint Antoine, seuls autorisés à se promener librement dans Paris depuis 1131... Tout animal errant pouvait être capturé : ainsi en 1418, le sinistre bourreau Capeluche reçut 25 sous pour avoir mené un porc à l'Hôtel Dieu.
Nous ne saurions terminer ce voyage imaginaire sans évoquer l'édifice qui donna son nom au quartier : l'église Saint-Jacques de la Boucherie, ainsi nommée car elle était située au début du chemin vers Compostelle.
De cette église fondée au Xème siècle agrandie au
XIVème et au XVIème siècles, ne subsiste de nos jours qu'un
clocher d'époque Renaissance quoique bâti dans
le plus pur style gothique flamboyant. Le précédent clocher ayant
été jugé indigne de la paroisse, la décision fut
prise de le remplacer en 1501. Les travaux ne commencèrent toutefois
qu'en 1508 pour finir en 1522.
Ce clocher est tout ce que les révolutionnaires laissèrent debout, car la tour servit à fabriquer des plombs : on chauffait le métal au sommet de la tour et on le lançait dans le vide. Des grilles fractionnaient la masse en fusion et les gouttelettes finissaient leur course dans de grands bacs d'eau...
"Leur église, car c'est ainsi qu'on peut bien, en réalité, nommer l'église Saint-Jacques-la-Boucherie, dont ils étaient les principaux et les plus nombreux paroissiens, a subi également, à diverses reprises, des changements, mais ce fut toujours pour agrandissement. Aussi, on peut dire qu'elle a été en quelque sorte construite de pièces et de morceaux. La simple chapelle, élevée à sainte Anne vers 954, se trouve, en 119, devenue église paroissiale. Evidemment, on a dû singulièrement l'agrandir ; de 1119 à 1217, elle s'est encore augmentée. Dans le cours de l'année 1217, un acte fut donné par l'abbé de Saint-Maur, en décembre, qui permettait aux confrères de Saint-Jacques d'augmenter leur église, s'ils le jugeaient convenable. L'abbé Vilain, dans son Essai historique sur cette église, a donné trois plans iconographiques indiquant les diverses modifications qu'elle a subies depuis le treizième siècle jusqu'à l'époque où il écrivait. L'on conçoit, dès lors, qu'en procédant ainsi par voie de réparations et d'adjonctions successives, on n'ait jamais pu faire de cette église un édifice remarquable. Aussi contenait-elle des piliers dits vieux et des neufs, des voûtes de style différent. On y voyait des chapelles gothiques à côté de chapelles modernes. Comme la paroisse, quant il s'agissait de faire un agrandissement, n'était pas toujours disposée à voter la dépense nécessaire pour achat de terrain et pour frais de construction, on s'ingéniait beaucoup pour obtenir donation du terrain qu'on convoitait.Le nombre des donateurs qui ont contribué à embellir et agrandir cette église est assez considérable : les noms de la plupart sont parvenus jusqu'à nous.
Parmi ces donateurs, on doit citer Jacqueline la bourgeoise, teinturière, rue de Marivaux : en l'année 1380, elle laissa, par disposition testamentaire, 22 livres pour restaurer le chur de l'église.
Marie Béraud, veuve d'Antoine Héron, et mère de Marie Héron, femme d'Abel de Sainte-Marthe, doyen de la Cour des aides, fonda, au profit de cette église, la dépense des toiles nécessaires pour l'ensevelissement des pauvres.
Vers le même temps, Jean Damiens et Jeanne Taillefer, sa femme, faisaient
bâtir deux voûtes de bas côtés méridionaux :
leurs armes, qui terminaient les nefs de ces deux voûtes, ne permettent
pas de douter qu'il faille leur attribuer ce morceau de bâtiment qui renfermait
alors une chapelle
" F. Rittiez, Notice historique sur la tour Saint Jacques de la Boucherie.
1856
Il était aussi d'usage d'enterrer les morts de qualité dans les
chapelles privées, sous les vitraux représentant la vie professionnelle
des confréries ou sous les dalles du chur. Ceci n'allait pas sans
quelques émanations fort peu angéliques. Mais, en contrepartie
le clergé était assuré de la générosité
des bourgeois qui quittaient cette vallée de misère. Le plus célèbre
donateur de Saint-Jacques, Nicolas Flamel,
y gagna une bonne renommée posthume (quoiqu'entachée du reproche
d'alchimie, alors que sa richesse ne devait rien à la pierre philosophale
mais provenait de l'usure et de la spéculation immobilière).
Divers métiers s'étaient fait attribuer des chapelles pour
se livrer à leurs dévotions et pour y tenir les réunions
de leurs confréries, ce qui n'était pas toujours du goût
du clergé car les offices étaient quelquefois troublés.
Les bouchers avaient fait de même. En 1406, toutefois, " ils se regardaient
si fort au-dessus des autres qu'ils avaient bâti une chapelle dans la
boucherie. Ils exposèrent au Roy Charles VI qu'ils désiraient
y établir une confrérie en l'honneur de la Nativité de
notre Seigneur".
Cette confrérie "dont on sent assez par le choix du jour de cette
fête l'allusion au boeuf qui estait en étable de Bethlehem, suivant
l'idée des peintres" fit retour à la chapelle Saint-Louis
après la destruction de 1416 .
Les bouchers du Châtelet et leurs satellites comptèrent parmi les
membres influents de la paroisse. Certains devinrent marguilliers : ces laïcs
étaient élus par "une assemblée d'environ 120 notables"
(1432). Ou moins : une quarantaine au seizième siècle, car on
prétexta qu'il fallait " éviter murmure et scandalles."
Ils géraient les biens temporels de la paroisse. Parmi les listes de
ces "marregliers de l'uvre et fabrique"dressées par M.
Meurgey, nous pouvons relever les noms de Bonnot, de Pierre Bonefille (Maître
Chef) et d'Eudes de Saint Yon en 1270, puis ceux de Dauvergne, de Marcel ...
Les marguilliers surveillaient les dépenses de la paroisse : cens et
rentes dues à d'autres paroisses ou à des particuliers, achats
de bougies, d'huiles, de "chapeaux de roses vermeilles", frais de
procès et de travaux d'embellissement ou d'agrandissement.
Les recettes provenaient de rentes ou de locations de biens : en 1315 la communauté
des bouchers racheta, pour 10 livres parisis de rente, un étal et un
cellier que la paroisse possédait dans la halle du Châtelet. Souvent,
ces rentes avaient été données par des paroissiens en échange
de l'établissement de messes perpétuelles : chaque mois un service
était célébré à la mémoire de Simon
de Saint Yon, deux obits (messe anniversaire pour le repos d'un mort) étalent
instituées pour le repos de l'âme de Jean Bonefille.
La politique n'était pas absente de la vie de la paroisse. Jeanne Dupuis,
veuve en premières noces de Nicolas Boulard, eut à subir les foudre
du "parti des bouchers bourguignons qui dominoit alors dans la paroisse".
Remariée à Jean de la Haye, elle suivit ce dernier dans sa fuite
en 1419. Considérée comme responsable du non paiement des rentes
assignes à la fondation de trois messes quotidiennes par son premier
mari, la malheureuse vit ses biens saisis. Elle obtint en 1436 des lettres de
rémission car elle était "de très grand âge,
comme de soixante dix ans ou environ, fort débilitée" et
put rentrer dans Paris, comme beaucoup de fugitifs de 1418. Puis elle mourut,
en 1436 ayant récupéré ses biens grâce à la
"réduction d'icelle ville en l'obéissance du Roy".
Puissance, brutalité, aspirations politiques et goût de la
chicane n'est-ce pas, résumé en une anecdote, toute l'histoire
de la Grande Boucherie de Paris ?
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