Dans son remarquable traité de police, Nicolas de la Mare, Commissaire
du Châtelet et collaborateur de l'illustre La Reynie, tenait pour assuré
"que les usages de l'ancienne Rome [passèrent] dans l'établissement
l'ordre et la discipline des boucheries parisiennes" ...
Cependant, si certain des usages de la Grande Boucherie offraient à la
fin du Moyen Âge des ressemblances avec ceux des "boarii" romains
il n'en allait pas de même au XIème siècle. N'en déplaise
aux anciens historiens et à Alexandre Dumas.
L'hérédité du métier au profit des enfants mâles et la mise en commun du patrimoine s'établirent si lentement et souffrirent tant d'exception qu'elles donnèrent lieu à de nombreuses actions en justice jusqu'au XVIIème siècle : de 1660 à 1686 un procès opposa les membres de la communauté à Madame de Thiange, Madame de Montespan et Monsieur, frère du Roi, pour la succession d'un artisan mort sans héritier.
La perpétuation depuis l'antiquité de ces usages, qui offrirait "le plus bel exemple de continuité professionnelle que l'on eut jamais observé" s'avère aussi controversée que la construction du Châtelet par César ou la filiation troyenne des rois de France.
En l'état actuel de la recherche historique ce n'est qu'au XIème
siècle que les bouchers de la Porte apparurent dans les textes. En 1096
le vicomte de Meulan, Gauthier Payen et sa femme Hodierne léguèrent
l'église de Montmartre aux moines de Saint-Martin des Champs. A la même
époque Guerry le Changeur, un riche bourgeois parisien, fit donation
au même monastère d'une maison située à proximité
du Châtelet. Les bénéficiaires de ce legs s'empressèrent
d'y installer des étaux qu'ils louèrent à des artisans
bouchers.
Ces artisans étaient-ils installés précédemment
dans l'île de la Cité qu'ils durent quitter, la puanteur de leurs
activités les rendant insupportables aux riverains ? Exerçaient-ils
déjà leur négoce sur la rive droite aux environs du Grand
Pont dans un quartier en expansion ? Cette deuxième hypothèse
semble étayée par deux actes datant de 1134 et 1211.
En 1134, à la demande de la Reine, Louis VI le Gros désira fonder un couvent de religieuses sur la butte Montmartre. Il obtint des religieux de Saint-Martin l'échange des legs de Payen et de Guerry contre l'église Saint-Denis de la Chartre, dans la Cité. Le nouveau couvent fut aussi doté de pâturages à Chelles dont profitèrent les bouchers de la Porte. L'acte de fondation (1134) faisait mention de deux types d'étals : une vingtaine dans la maison de Guerry, de construction récente, et d'autres plus anciens nommés " vetera stalla carneficum ".
La dualité fut confirmée par l'acte de 1211 qui
précisait que les artisans devaient régler 30 livres par an aux
Dames de Montmartre pour les 23 échoppes de la Porte et pour deux autres
"que sunt sum veteribus stallis".
Cet acte de 1211, réalisé sous les auspices de Philippe Auguste,
mettait le terme à un long conflit qui opposa les bouchers à leurs
propriétaires : les artisans n'avaient guère tard à se
montrer mauvais locataires et oubliaient de régler leurs charges, attitude
que nous retrouverons tout au long de l'histoire de la Grande Boucherie. Les
religieuses portèrent le différent devant Louis VII et obtinrent
de ce souverain un arbitrage favorable en 1153 : pour la première, mais
non la dernière fois, l'association professionnelle qui allait devenir
la Grande Boucherie était abolie. Tous les privilèges des bouchers
étaient abolis et, en particulier, le monopole d'installation des boucheries
et des vente des viandes dans le Paris intra-muros : " in civitate parisiensi,
a porta magni pontis, et nusquam alibi solebant esse carnifices et vendere carnes".
Le différend s'apaisa en 1155 et l'abbesse reloua les étaux de
la Porte pour 30 livres de rente annuelle payable en quatre versements. Dès
lors les bouchers bénéficièrent de la bienveillance royale
: de tels conflits étaient préjudiciables aux consommateurs et
pouvaient inciter ceux-ci à se révolter.
En 1162, les bouchers obtinrent une pleine confirmation du rétablissement
de leurs "antiqua consuetudines", sans précision, hélas,
sur ce qu'étaient ces coutumes antiques.
En 1182 les bouchers feront enregistrer leurs statuts par Philippe
Auguste. Puis, lorsque l'abbesse réclama de nouveau l'arbitrage royal
en 1211, Philippe Auguste se montra moins rigoureux que feu son père.
La rente fut portée à 50 livres car les profits des artisans avaient
augmentés, mais la location devint perpétuelle.
Durant tout le Xlllème siècle les actes abondent,
qui trahissent l'opiniâtre volonté des bouchers de constituer un
patrimoine immobilier, sis entre le Châtelet et l' Eglise Saint-Jacques
de la Boucherie, à partir du noyau originel, la maison de Guerry.
Suivant l'exemple des Dames de Montmartre, des communautés religieuses,
des seigneurs ou des simples parisiens louèrent aux bouchers des édifices
situés à proximité du Châtelet. Il convient de noter
la modicité de beaucoup de contrats passés par la communauté
ou par des bouchers à titre privé : pour l'achat de maison sur
le Grand Pont (1232) ou de la place de l'Ecorcherie (1236) que d'acquisitions
d'étaux, de bauves ou de simples pierres à poissons. Quelquefois
c'est une rente qui est l'objet de la transaction. Ainsi en 1264, Pierre de
Meulan vendit 50 livres de rente à percevoir sur trois étaux appartenant
Etienne le Picard. Certaines transactions étaient particulièrement
complexes : en 1377 Jean de Bourg l'Abbé bailla à son locataire,
Guillaume Haussecul, des étaux contre rente de 32 livres. Deux bouchers
possédaient déjà 12 et 6 livres de rente sur ces étaux.
Haussecul ne devait donc régler que 16 livres à Bourg l'Abbé,
et 18 aux deux autres créanciers. Si Haussecul ne pouvait faire face
à ces dépenses, le bailleur lui permettait de vendre 12 des 16
livres qui lui étaient dues, pour 100 livres à Maître Jean
Savart, avocat au Parlement.
Plus que sur des achats (des transferts de propriété) les transactions
portaient sur des locations à perpétuité. A plus ou moins
long terme ceci revenait au même car les Maîtres oubliaient de régler
leurs annuités et considéraient les choses louées comme
des biens propres. Les communautés religieuses surent parfaitement se
défendre et la Grande Boucherie fut contrainte de verser les rentes jusqu'au
XVIIème siècle.
Les simples particuliers tentèrent souvent en vain de récupérer
leurs biens par voie de justice : les époux Esselin, bourgeois de Paris,
avaient loué "une halle appelée d'Alerme Esselin dans la
Boucherie " et craignaient d'être dépossédés
par la communauté. L'Official de Paris les contraignit à confirmer
la vente; en contrepartie, la rente fut augmentée (1260).
Même issue en 1282 pour un conflit opposant l'ordre du Temple avec la Communauté pour une maison appelée"Four du Temple. Rappelons que les Templiers étaient un ordre strictement militaire dont le but était la préservation des états croisée en Terre Sainte. A ce titre, ils avaient de gros besoins d'argent, pour l'achat d'armements, le paiement de rançons ou l'entretien de leurs garnisons... A ce titre, ils louaient ou vendaient les productions des nombreux dons et legs qu'ils recevaient de personnes pieuses.
Trente ans auparavant, un puissant seigneur parisien, Adam Harenc, seigneur
de Clignancourt, n'avait pu s'opposer aux bouchers. Il avait en vain
tenté d'annuler une vente ( ou une location) d'étaux et de pierres
à poissons, car il craignait, à juste titre, d'ètre privé
des droits inhérents aux changements de locataires et la vente des maisons
établies sur les terres de sa censive. Le seigneur, s'il ne pouvait empêcher
la vente ou le legs de bâtiments établis sur ses terres était
un "super propriétaire" qui touchait une rente annuelle, un
droit à chaque mutation de propriétaire et qui reprenait les immeubles
abandonnés. Les bourgeois spéculaient dans l'immobilier. Lorsqu'un
propriétaire d'immeuble désirait des liquidités ( pour
fonder des messes, par exemple ) il créait une rente annuelle qu'il vendait
à un créancier ( pour une somme correspondant à quinze
ou vingt annuités).
Les deux parties étaient bénéficiaires tant que durait
l'essor urbain. Après la crise du XVème siècle le Roi imposa
le rachat de toutes les anciennes créances car de nombreuses maisons
étaient inoccupées du fait de la crise démographique et
le seraient restées définitivement car elles étaient trop
lourdement grevées de rentes. Après sept années
de chicane, en 1240, Adam Harenc fut contraint de renoncer à ses droits.
Que pouvaient dès lors de simples particuliers si les Templier ou les
nobles ne pouvaient eux-mêmes faire respecter leurs droits ?
La vente de 1240 semble avoir été la clef de voûte de la
formation de la Boucherie; ce fut sans doute à cette époque que
la communauté des bouchers se forma. Les analyses de l'acte de vente
- dont l'original a disparu - indiquaient clairement : " bail d'augmentation
de cens à perpétuité de [suivent les noms de 20 bouchers]
tant en leur nom propre qu'en celui de leur communauté
"
Un autre document de 1276 confirme cette impression : Jean Farone céda
une bauve qui lui appartenait pour acquitter des droits d'admission...
A partir du XIVème siècle le rythme des achats ralentit; les
bouchers se contentèrent de parachever leur uvre, se lançant
- ce qui faillit leur être fatal - dans la politique.
Dès cette époque la quasi totalité des points de vente
possédés ou loués par nos artisans se trouvait regroupée
dans un bâtiment unique désigné sous le nom de Grande Boucherie.
La maison de Guerry constituait le noyau initial auquel s'étaient adjoints
d'autres immeubles - la halle des Esselin par exemple - ce qui conférait
à l'immeuble final un aspect des plus composite qui se reflétait
dans le tracé au sol polygonal.
Cette halle, orgueil des bouchers, subit de nombreux remaniements au cours de
son existence. Remaniements opérés par les bouchers eux-mêmes
pour la rendre propre à la vente ou amputations imposées par les
autorités à fin d'urbanisme.
La première de ces amputations eut lieu en 1375 : le Prévôt
de Paris fit percer la rue Neuve ( plus tard Chemin au Roy ) faisant communiquer
le Grand Pont et la rue Saint-Jacques de la Boucherie. Les bouchers s'empressèrent
de faire remarquer que la destruction "d'un moult bel hôtel ou maison
à eux appartenant nommé le "Four du Métier" leur
faisait perdre 80 à 100 livres de rente annuelle. Acquiesçant
à la demande de dédommagement de la communauté, Charles
VI autorisa les membres ses membres à installer des étaux le long
de la voie nouvelle "pour les louer et en faire leur profit par la meilleure
manière qu'ilz pourront" (1406).
En deux occasions déjà, Charles VI avait montré sa bienveillance à l'égard des Maîtres de la Porte. En 1380 l'année de son avènement, il les avait assuré de sa perpétuelle protection : "perpetua pratectione et salvagarda speciali ponimus per presentem " Ensuite, en 1381, de nouveaux statuts (bien plus élaborés que ceux de 1182 et contenant pour la première fois un article relatif à l'hérédité des étaux ) furent enregistrés.
Cependant, deux ans plus tard, une ordonnance royale décrétait
"que en nostre dite ville de Paris n'ait doresenavant aucuns Maistre des
mestiers ne Communauté quelconques comme le Maistre et Communauté
des Bouchiers ... " Les seigneurs de la Porte allaient expier cinq ans
durant leur participation à l'émeute des
Maillets puisque leurs privilèges ne leur furent rendus qu'en Février
1388.
Le jeune roi reconnaissait que l'abolition n'avait pas été une bonne chose pour les finances royales : "Nous avons eu très pou de prouffit" [...] et il est " très grand nécessité et besoing de faire plusieurs et grand réparations en la dite Boucherie et ès salle Chapelle et autres Edifices d'icelle esquels, oncques puis notredicte main mise, ne furent faits aucuns amendemens ne soustenemens de couverture ne autres, parquoi iceulz Boucherie et aultres Edifices font en aventure de brievement cheoir en si très grande ruyne que moult de périlz, inconvéniens et dommages s'en pourroient ensuivre..." Les bouchers récupérèrent la presque ruine, la restaurèrent et se tinrent tranquiles quelques années.
Vingt huit ans après cette restitution les bouchers de la Porte payèrent
fort cher leur participation, dans le camp des vaincus de l'heure, à
la querelle opposant les Armagnacs aux Bourguignons.
Le 13 mai 1416, prenant prétexte de la découverte d'un complot,
le maitre de Paris, Bernard VII d'Armagnac, obtint sans difficulté du
roi fou la promulgation d'une ordonnance abolissant
une nouvelle fois la communauté et rasant la halle du Châtelet.
Le Connétable justifiait cette mesure par un souci de salubrité
bien réel mais qui ne trompa personne : il entendait avant tout punir
les factieux pour qu'ils " n'ayant [à l'avenir] occasion d' entendre
ne vacquer fors seulement à leur mestier et marchandise ".
La Communauté était abolie "pour oster très grans
et excessifs frais et despens ", le past et l'abreuvement que nous étudierons
plus en détail dans le chapitre relatif aux usages de la Boucherie. "Lesquels
frais il convenait que ilz repreissent sur la vendicion de leurs chairs, à
la grant charge et dommaige de nostre peuple".
Pour le profit du public "en lieu de la dite grant boucherie abatue et
démolie" qui ne comprenait que trente et un étals, le souverain
ordonnait " que soient
construites et édiffiés à noz despens
quatre boucheries", le nombre d'étals étant porté
à quarante : à la halle de Beauvais, au Petit Châtelet,
au Cimetière Saint-Gervais et derrière Saint-Leuffroy à
côté du "trou punais", un cloaque.
En 1418 l'abbaye de Saint-Denis devint propriétaire de la Halle de Beauvais en indemnisation d'un prêt qu'elle avait consenti au roi : 20.000 F obtenus gràce à la vente de la chasse d'or contenant le corps de Saint-Louis (Journal d'un Bourgeois de Paris).
"Pour que l'air de la ville ne soit doresnavant infect ne corrompu [ ] et aussi que l'eaue de la rivière de Seine ne soit corrompue ne infecte ", l'écorcherie devait être transférée en un endroit non peuplé " près ou environ des Tuileries Saint-Honoré", à proximité du Louvre que la Cour n'utilisait pas.
Les rentiers de la Grande Boucherie ne furent pas lésés car on
leur attribua des rentes et des biens immeubles appartenant à la corporation
dissoute.
Les bouchers vendirent leurs viandes, sur le Pont Notre-Dame tout d'abord "
mout ébahis pour les franchises qu'ils avaient en la boucherie qui leur
furent toutes ostées". Puis, "la première sepmaine de
septembre [ils]commencèrent à vendre" dans les quatre établissements
cités plus haut et désignés sous le nom de Boucheries du
Roi.
Le retour au pouvoir de Jean Sans Peur permit le rétablissement de la
Boucherie dans ses droits et privilèges : des lettres patentes d'Août
1418 rapportèrent la décision de démolition d' Août
1416, sachant "que lesdites démolition, cassation, abolicion, ordonnance
et autres choses desusdictes faites et ordonnes par lesdits Bernard d'Armignac
et Tanguy Duchastel et autres leurs complices [
] avoir esté faictes
haineusement" (15).
Trois mois plus tard. Henri Bricet, Voyer de Paris, fit dépaver la
place du Chatelet et releva le tracé des fondations de la halle détruite.
Le projet de reconstruction de "la dite boucherie sans coude, ne plis que
le moins que faire se pourra" fut combattu par les bouchers qui arguèrent
de la perte de quinze toises carrées.
Les travaux n'en commencèrent pas moins en septembre 1419 mais durèrent
deux ans : "le dimenche devant la Penthecoste (1421) commencèrent
les bouchiers à vendre char la porte de Paris". La lenteur des travaux
et les réticences des maîtres de la Grande Boucherie s'expliquent
par le fait que la reconstruction se faisait à leurs frais et que le
roi, restant le propriétaire des quatre halles désertées,
pouvait y installer des concurrents.
La nouvelle halle représenta une très lourde dépense pour
la Communauté : 30.000 livres tournois. Son financement, à une
époque où la famine règnait, posa de graves difficultés
: il semble que les titulaires d'étaux durent prendre à leur charge
les frais de restauration de leur outil de travail. Certains ne purent faire
face à leurs obligations : Martin Boysse et Laurent Becquet, impécunieux,
préférèrent renoncer à leurs droits dans la corporation.
Certains bouchers fortunés, comme Michel Thibert, prétèrent
de l'argent à la Communauté en échange de rentes.
Enfin quelques rentiers admirent une diminution de leurs droits : le prieuré
de Saint-Eloi et les religieux de Saint Magloire ramenèrent leur rente
de soixante sous et de six livres parisis à soixante sous et six livres
tournois. Une livre "tournois"(frappée à Tours) valait
quatre cinquièmes de la livre "parisis" (frappée en
Ile de France). La réduction de rente était donc d'un cinquième.
La saignée avait été rude et les Marchands de la Porte
évitèrent à l'avenir de se lancer trop ouvertement dans
l'arène politique. Ils restèrent attachés à leur
ancienne amitié avec Jean Sans Peur et la reportèrent, après
le meurtre de Montereau, sur son fils Philippe le Bon. Lorsque ce dernier, se
jugeant à raison évincé du pouvoir par le duc de Bedford,
régent pour Henry VI, quitta la capitale en 1424 les bouchers changèrent
simplement de maître.
Ils ne comptèrent pas parmi les "ultra" de la collaboration
avec l'Anglais, à l'exception de Jean le Gois, concierge de Vincennes,
Gouverneur Général des finances ou de Jean de Saint-Yon, Maire
de Bordeaux (1421) Grenetier de Paris, Trésorier des finances de France
(1423) et conseiller de Bedford. Au demeurant, mieux valait l'Anglais que la
guerre.
Mais la capitale ne connut qu'une brève renaissance, sous la gestion
du Régent ; les banquiers italiens, les "Lombards", ne s'y
trompèrent pas et quittèrent une ville dont la moitié de
la population disparut et dont les maisons perdirent jusqu' à 90 % de
leur valeur locative.
Chacun, petit à petit, se persuada que le parti delphinal était
le "moins pire" de ceux qui prétendaient gouverner la France
: le Bourgeois de Paris, dès 1421, cessa d'absoudre systèmatiquement
les crimes des Anglo Bourguignons et remplaça le qualificatif d'Armagnac
par celui, plus noble, de Français.
Aussi, l'entrée de Charles VII le "Victorieux" dans sa bonne
ville de Paris en 1436 se passa sans heurt; il n'y eut ni proscriptions ni pillages.
Les partisans des anglais s'enfermèrent dans la Bastille : "ilz
estaient tant que tout estoit plain et eussent esté tantost affamez"
puis sur la foi d' un sauf conduit s'enfuirent et " oncques gens ne furent
autant mosquez ne huyez comme ilz furent, espécialement [
] le maistre
des bouchers et tous ceulx qui avaient esté coupables de l 'oppression
".
Les bouchers eurent quelque rancur à l'égard de Philippe
le Bon qui avait pourtant facilité un retour à l'obéissance
sans bain de sang. Lorsque, vieillissant, il accompagna Louis XI Paris
pour l' "entrée" après le sacre, un boucher s'écria
''Franc et noble duc de Bourgogne, vous soyez le bienvenu en la ville de Paris
[
] il y a longtemps que vous n'y fûtes, combien qu'on vous y ait
moult désiré ...".
Sous le règne de Louis XI, la Grande Boucherie allait
vivre une évolution qui lui serait fatale : les maitres s'enfermèrent
dans le corporatisme mais abandonnèrent leurs étaux, attitudes
contradictoires s'il en est.
Les évènements de 1413 avaient montré que les bouchers
n'hésitaient pas à recourir à la violence pour asseoir
leur puissance et leur respectabilité. Sous les règnes de Charles
VII et de Louis XI, les maîtres de la Porte se ruèrent, dans le
même dessein, sur les offices royaux au détriment des charges municipales
passées de mode. Source de prestige puisque procédant d'un pouvoir
légitimé par sa victoire sur l'anglais, ces charges étaient
aussi sources de revenus plus ou moins licites. Commynes constatait : "il
y a offices sans gages qui se vendent 800 écus, d'autres où il
y a gage bien petit qui se vendent plus que leurs gages ne sauraient valoir
en quinze ans".
Le roi gagnait en cette affaire les services d'un personnel
dévoué, attaché à le servir puisque dépendant
totalement de lui, et facile à révoquer en cas de conflit ou de
malversation notoire, à la différence d'un féodal. Les
bouchers marquèrent une nette préférence pour les fonctions
de notaires et d'avocats au Grand Châtelet, ce qui ne sera pas sans influence
sur l'issue des procès intentés à la communauté
: ainsi Pierre de Ladehors, dont le père avait été "créé
boucher" par Charles VII, devint lieutenant criminel au Châtelet
et abandonna ses étals à des valets ou des locataires.
Dans le même temps, la Grande Boucherie se transforma en jurande comme
nombre de métiers parisiens.
Contrairement à une opinion répandue, "l'âge
d'or des corporations n'est le XVème ou bien plutôt le XVIème
siècle" (G. Espinas) et non le Moyen Age qui vit cohabiter métiers
libres et métiers jurés. Liberté n'était pas synonyme
d'anarchie : pour s'installer en boutique un ouvrier, et significativement le
mot désignait aussi bien l'employé que le patron, devait prouver
sa capacité professionnelle et respecter les règles du métier
imposés par l'usage ou les règlements municipaux.
Dans la théorie, le consommateur gagnait ce changement car les métiers
jurés se voulaient plus respectueux de la qualité de leurs marchandises.
En réalité, les artisans se surveillaient mutuellement,
moins pour protéger leurs productions que pour annihiler les effets de
la concurrence : à Sainte-Geneviève, les bouchers étaient
soumis à un contingentement des bêtes à tuer. Ainsi le nombre
d'apprentis était limité à un ou deux par ateliers; les
jurés faisaient respecter scrupuleusement la durée de la journée
de travail ou le repos des fêtes chômées. Les innovations
techniques étaient tenues en suspicion.
En contrepartie de ces privilèges, la royauté [devint] la force qui règle et coordonne toute la vie professionnelle". Déjà, sans succès, Philippe le Bel avait tenté d'unifier des règlements de communautés mais Louis XI fut le premier souverain à imposer une politique cohérente et active. En dépit de vives résistances, il introduisit le tissage de la soie, l'imprimerie et facilita l'implantation des industries minières. Il fit aussi surveiller les métiers, interdisant à certains de se réunir sans son autorisation.
Comme les troubles de la Caboche n'étaient pas oubliés, l' "universelle
Aragne" réorganisa la milice parisienne en soixante et une bannières
; la Grande Boucherie constituait à elle seule la 18ème et chaque
milicien dut prêter un serment de fidélité.
Le Roi qui manifesta tant de sollicitude envers les bourgeois, pour mieux abaisser
la noblesse, rompit parfois les règles du jeu. Naguère les souverains
n' accordaient qu'une lettre de maîtrise en "don de joyeux avènement";
Louis XI créa six maîtres dans la Grande Boucherie. Il accorda
au Roi Alphonse V de Portugal de créer un maître dans chaque métier,
lors de sa visite à Paris.
Très hostiles ces agissements, les "Maîtres jurés et
Marchands de la Grande Boucherie" obtinrent de Louis XII que ces créations
fussent limitées en nombre et dépourvues de toute hérédité
: les bouchers créés étaient pourvus d'une progéniture
qui prenait rang dans les listes d'attente au grand dam des fils d'artisans
déjà installés. Ainsi, deux arrêts du Parlement furent
nécessaires à Guillaume Haussecul en 1364 et 1371 pour se faire
admettre dans la Communauté et léguer son métier à
son fils.
L'abandon du métier par les bouchers de la Porte fut préjudiciable
aux chalands deux titres : les étaliers qui n'étaient soumis aucun
examen ne présentaient pas toutes les qualités requises pour un
bon exercice professionnel et les redevances qu'ils devaient verser aux Maîtres
grevaient
lourdement leur budget. Pour rentrer dans leurs frais, les locataires
étaient contraints soit de vendre des viandes de qualité à
prix prohibitif, soit des chairs insuffisantes.
Un siècle durant les procès, les arrèts du Parlement et
les amendes se succèdèrent en vain pour contraindre les Maîtres
à occuper eux-memes leurs étaux ou les faire occuper " par
gens ou domestiques gagés " (1466). Le prix de la viande fut autoritairement
fixé ainsi que les loyers des étals. Les jurés durent rendre
compte au Prévôt royal de la redistribution annuelle et l'officier
était habilité à casser toute décision ou refuser
tout candidat jugé incapable.
C'tait ignorer la pratique du pot-de-vin et du dessous de table. En 1587 les
bouchers locataires se plaignaient encore : leurs propriétaires avaient
"dès et depuis quatre, six, dix, vingt et trente ans en çà
prins tiré et exigé plus grand loier que seuy qui leur aurait
est ordonné par iceulx arestz" ( arrêts de 1466, 1501, 1521,
1540, 1557 et 1567).
Ils avaient "plus que devant augmenté les loyers desd. estaulx exigé
pris et tiré soubz main desd. marchands bouchers plusieurs potz de vin
et aultres récompenses sans toutefois en avoir baillé quittance
ne recognoissance par escript". Ils avaient enfin exigé de recevoir
"à diners et à certains jours de l 'anée porcs gras,
beuf, veau, mouton, suif [
] mesme faire présens leur femmes de
chaînes d'or, de drap de soie, serges et autres dons ... "
Rien ne put obliger les Maîtres à regagner les halles : ni
les six arrêts qui restèrent lettre morte ni le procès fleuves
qui les opposa aux étaliers de 501 à 1521, ni les deux lourdes
amendes qui les frappèrent en 1501 et 1521 : une annuité de location.
L'amende de 1501 finança la reconstruction du Pont Notre Dame, emporté
par la Seine.
L'attitude égoïste des bouchers leur fit perdre la faveur royale.
En 1540, le Parlement ordonna la location des étaux par voie de justice.
Les maîtres n'ayant pu prouver par des documents incontestables qu'ils
possédaient le monopole du métier intra-uros, l'établissement
de nouvelles boucheries fut autorisé. En 1551, le Roi décida de
nommer à l'avenir le Maître Chef.
Enfin, en 1587, le coup fatal fut porté à la Grande Boucherie
: les locataires furent autorisés à se grouper dans une "Communauté
des Maîtres bouchers de la ville de Paris". Elle se substitua pour
l'exercice professionnel à la communauté des propriétaires
du Châtelet.
Désormais, la Grande Boucherie avait vécu. Elle ne fut plus qu'un
"club" de plus en plus
fermé à mesure que s'éteignaient les dynasties dont les
membres, souvent anoblis, avaient pour seul point commun d'avoir compté
parmi leur ancêtres des artisans qui avaient plongé leurs mains
dans le sang des bêtes et avaient fait trembler la Ville et la Royauté.
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