Le Moyen Age fut longtemps une époque "maudite".
Le plus beau fleuron de l'art occidental fut renié par les artistes de la Renaissance et il portera à tout jamais l'injurieux qualificatif de "gothique", alors qu'il naquit en Ile de France.
Les historiens romantiques dressèrent de cette époque un portrait
terrible. Michelet lui-même, au cours des éditions successives
de son "Histoire de France" ne cessera de noircir cette époque
pour l'ériger en antithèse de la Renaissance.
Et c'est tout naturellement que nombre de Français, comme ces enfants
d'une école visite par l'historienne Régine Pernoud vers 1970,
ne retenaient de ces neuf siècles si riches, si divers et flamboyants,
que l'image d'un serf stupide et vieilli avant l'âge, grattant la glèbe,
périssant lors d'une épidémie ou d'une disette, tandis
que de nobles chasseurs ravageaient ses champs.
En fait, cette vision est le fruit d'un mélange des atrocités bien réelles qui ont marqué les premiers temps des invasions barbares, lors de la constitution des royaumes francs, burgondes et goths sur le cadavre de l'Empire et de celles, toutes aussi réelles, qui ont accompagné la Guerre de Cent Ans et la mise en place de l'Europe moderne. Le Moyen Age a connu aussi de longues périodes de calme et de bonheur, même pour les plus pauvres.
La situation s'est heureusement améliorée depuis que des historiennes et des historiens s'attachèrent à retrouver dans les textes et dans le sol l'authentique visage de cette époque. Quelquefois ces auteurs tombèrent dans l'excès inverse de celui de leurs prédécesseurs du XIXème siècle, par un bien compréhensible tour de la "Roue de la Fortune" et idéaliseront un Moyen Age idyllique. Le chemin à parcourir, il est vrai, était et reste immense : dès que l'opinion publique s'intéresse à une pénible affaire ou à un sordide fait divers les médias s'empressent de titrer sur le "retour au Moyen Age".
Se plonger dans la lecture d'ouvrages consacrés au Moyen Age revient effectuer un voyage dans une contrée exotique dont les moeurs des habitants nous seraient à la fois proches et quelque peu étrangères. La foi leur permit de soulever les montagnes et de hisser jusqu'à 190 mètres du sol la flèche de la cathédrale de Strasbourg, alors que la brièveté de la vie leur ôtait tout espoir de contempler leur oeuvre achevée.
Sous des cieux plus cléments que de nos jours, des hommes et des femmes avaient lentement grignoté la forêt de hêtres et de chênes, puis mis en culture les terres gagnées.
Le "Groenland" de l'an mil était réellement un"pays vert". Mais n'imaginons pas des forêts comme celles du Canada actuel : "Eirikr alla coloniser le pays qu'il avait découvert et qu'il appela Groenland (pays vert), car il dit que les gens auraient fort envie d'y aller si ce pays portait un beau nom". En fait la terre vantée par Eric le Rouge devait ressembler à l'Islande actuelle avec des patûrages maigres.
Plus tard, à partir du XIII ème siècle, le climat deviendra plus froid et humide ce qui entrainera des pertes de récoltes et des disettes. Au Groenland, les Vikings disparurent entre 1350 et 1450, car après avoir voulu conserver, au moins en partie, leur mode de vie traditionnel et appauvri les sols, ils ne réussirent pas à s'adapter assez rapidement au changement climatique brutal. Contrairement à ces envahisseurs qu'ils avaient longtemps contenus, et désignaient sous le sobriquet de "Skraelings" ( "Mal fichus") : les Eskimos-Inuits.
En Europe, sous le règne de Philippe le Bel, le monde sembla rempli d'hommes, alors qu'il n'y avait plus de terres à défricher. Les champs étaient de plus en plus morcelés : certains n'étaient que des lanières de quelques mètres de large, ce qui ne permettait guère une exploitation efficace des ressources. Seule l'effroyable saignée de la Peste Noire permettra pour un temps de rééquilibrer les ressources et les besoins.
C'est en matière d'alimentation que les plus stupides billevesées courent sur le Moyen Age. Nos lointains ancêtres se seraient-ils contentés, à l'exception des privilégiés, d'une maigre pitance ou même de simples " racines " ou " herbes "?
En réalité la gamme des aliments différait peu de celle
de nos arrière grands parents, voici cent ans. Certes n'y figuraient
pas encore le chocolat, le maïs, le haricot, les tomates ou les dindes
introduites sous nos cieux après la redécouverte du Nouveau Monde.
Pas plus que les fruits et légumes poussant sur les autres continents,
que nous recevons depuis une trentaine d'année, grâce au développement
du transport aérien et de la congèlation. En revanche,
de nombreuses plantes et fruits sauvages aujourd'hui oubliés figuraient
au menu : les alises et les sorbes, la livèche, la rue et la tanaisie...
Le mot herbes désignait, comme des nos jours, la nourriture du bétail,
les plantes aromatiques et les plantes médicinales. Quant aux fameuses
racines, c'étaient les carottes, les raves, les poireaux, bref tout légume
dont la partie comestible se trouve dans le sol...
Au total, même si certaines communautés ont pu souffrir de carences vitaminiques, ce qui se retrouve dans les ossements conservés, le régime alimentaire semble avoir été qualitativement et quantitativement correct. Si cela n'avait pas été le cas, on ne pourrait s'expliquer la vigoureuse expansion démographique de l'Occident du XIIème au XIVème siècle. En fait, la comparaison des rations de l'automne du Moyen Age avec celles de la soi disant "Renaissance" n'est pas en faveur de cette dernière période!
Il reste que la trés forte part du blé dans l'alimentation, et l'absence d'un circuit efficace de distribution à grande distance, rendait l'Occident médiéval trés sensible à tout ce qui empéchait la libre circulation des grains (guerre, épidémie, spéculation) et aux mauvaises conditions atmosphériques. Les villes, tout particulièrement, subirent des coupes claires. Un habitant sur dix, en majorité des pauvres et des faibles, périt à Ypres et à Bruges en 1315 du fait de la pénurie de grain. Quand le blé venait à manquer, on utilisait d'autres céréales panifiables, ou on était moins regardant sur la qualité du produit. On ne "séparait pas le bon grain de l'ivraie", une céréale adventice et la pain chargé en alcalo¨des enivrait les consommateurs. Pis, en période trop humide, le seigle pouvait être parasité par un champignon, l'ergot. Ses alcaloïdes contractaient les vaisseaux sanguins : les victimes du mal des ardents voyaient leurs doigts se détacher du corps!
Hors période de famine, durant laquelle on mangeait du chien, mets de choix de la Gaule romaine, voire de la chair humaine, la différence avec notre alimentation portait moins sur la variété des aliments que sur la quantité consommée et leur importances relatives.
Née de la religion juive, la religion chrétienne a été obligée de se différencier rapidement de sa génitrice. Dans le domaine alimentaire, tous les interdits juifs ont été rejetés : interdiction du porc, du quartier arrière, des poissons sans écailles... Les français du Moyen Age ont parfaitement suivi les enseignements de la première épitre aux Corinthiens : " Tout est permis, mais tout n'est pas utile ; tout est permis, mais tout n'édifie pas. [...] Mangez de tout ce qui se vend au marché, sans vous enquérir de rien par motif de conscience; car la terre est au Seigneur, et tout ce qu'elle renferme. Si un non-croyant vous invite et que vous vouliez aller, mangez de tout ce qu'on vous présentera, sans vous enquérir de rien par motif de conscience. Mais si quelqu'un vous dit : Ceci a été offert en sacrifice [aux dieux païens]! n'en mangez pas, à cause de celui qui a donné l'avertissement, et à cause de la conscience." Nos ancètres ont parfaitement respecté l'enseignement de Saint Paul.
Comme avant 1914, le blé sous forme de pain, était la principale
nourriture et la première source de glucides. De nos jours, on travaille
encore pour gagner son pain quotidien, que l'on partagera avec ses "co-pains",
ses "com-pagnons"... Encore que les plus pauvres de nos ancètres
mangeaient surtout des céréales moins nobles, comme le millet,
le seigle ou le sarrasin.
Ainsi, les achats de pain dans quatre commanderies des Hospitaliers en 1338
représentaient en moyenne de 42,5 à 65% des dépenses journalières
selon que l'on considére l'alimentation des frères ou celle des
bouviers. Les achats en vin, autre source de glucides, de 22,25 à
I7,19% et le companage, c'est-à-dire tout ce qui accompagnait le pain
(viande, légumes, oeufs ..) de 35,25 à 17 % du budget alimentaire.
Fruits et légumes étaient peu appréciés à l'exception des oléagineux (noix, noisettes) et des légumineuses riches en protéines, dont les fèves. Si Charlemagne, ce bafreur gigantesque, mangeait quantité de légumes, quelques siècles plus tard, les survivants de la Peste Noire, si pauvres soient ils, marquaient une nette préférence pour les viandes. Il faut dire que les légumes, poussant dans le sol, rappellent trop le paysan : le peu de cas dont nous faisons actuellement des légumes est un legs de nos lointains ancètres.
Nos ancétres faisaient grand cas des produits d'origine animale : oeufs, viandes et gibiers, laitages. Les hommes du Moyen Age consommaient de nombreux gibiers, maintenant protégés tels que le héron, le cygne et la baleine (dégustée en Carème puisque c'était un poisson). Les moineaux et les divers passereaux étaient également consommés.
Dans le Capitulaire De Villis, l'empereur Charlemagne décréta que " dans chaque domaine nos envoyés éleveront des vaches, des porcs, des brebis, des chèvres, des boucs[ ] Quand ils feront des livraisons de viande, qu'ils prennent des bufs éclopés mais non malades, des vaches ou des chevaux non galeux et d'autres bestiaux non malades." Deux points importants : on consommait encore de la viande de cheval aux alentours de l'an 800 et les bufs étaient si utiles au travail que l'on ne consommait que les blessés ou les animaux "blanchis sous le harnois", c'est a dire dont le poil se décolorait après des années de frottement avec le harnachement.
A Strasbourg, au XIVème siécle, les travailleurs au service des Dominicains recevaient 0,6 à 0,7 kilo de viande par jour. Les Berlinois, en 1397, consommaient 1,3 kg de viande de boeuf, ce qui est énorme de nos jours.
Les animaux de chasse ne représentaient qu'une part anecdotique de la ration en France : gros animaux chassés à courre ou à l'épieu pour les nobles, petits animaux chassés à l'arc ou capturés avec des engins pour les manants.
Autre source de protéines et de matières grasses : les poissons. Poissons de mer, lorsqu'on avait la chance de vivre à proximité des côtes ou que l'on acceptait de les consommer sous forme salée : le plus célèbre d'entre eux, le hareng, fit la fortune de villes de pêches dont on a pu dire qu'elles étaient construites sur ses arètes.
Poissons de rivière, un peu partout grâce aux bassins, aux dombes, aux étangs souvent implantés par les moines ; le plus célèbre est certainement l'anguille... C'est pour lui que Renart fit le mort afin d'ètre ramassé par les poissonniers qui espèrent récupérer sa peau. Ces poissons sont consommés toute l'année mais tout particulièrement en Carème, lorsque la consommation de viande est interdite.
On s'attachait même à équilibrer les menus : les lèpreux d'un établissement de Champagne recevaient au Xlllème siécle pour toute provende trois pains, des pois et un gâteau. En 1325 la ration s'améliora de viande trois fois par semaine et les autres jours d'oeufs ou de harengs.
Cependant, le succès n'était pas toujours là : les moines étaient fréquemment obèses, si l' on en croit les textes anciens, du fait d'un régime trop riche en graisses et en féculents, sans exercices physiques.
"Boire à la capucine,
C'et boire pauvrement;
Boire à la Célestine,
C'est boire largement;
Boire à la Jacobine,
C'est chopine en chopine ;
Mais boire en Cordelier,
C'est vider le cellier!"
Bon an, mal an, c'est près de 160 litres de vin que les adultes toutes classes sociales confondues buvaient en moyenne par an (Tours au XVème siècle). Rien d'étonnant à ce que l'alcoolisme soit si fréquemment invoqué dans les textes judiciaires comme explications de rixes soudaines et sanglantes entre personnes jusqu'alors amies, "leurs sens et entendement estoint troublez"...
Les bouchers profitaient de l'appétit en viande de leurs contemporains. Leurs activités produisaient des matières indispensables : le cuir et les toisons utilisés pour la confection de vêtements et de harnachements, les graisses dont on fabriquait les chandelles, le parchemin support de la culture savante, et les os, cornes et issues diverses utilisées par la bijouterie populaire ou pour engraisser les champs.
L'éclatant destin de la Grande Boucherie de Paris, qui devint l'un des plus importants groupes de pression de France doit avant tout être attribué à l'opiniâtre volonté des artisans, à la stricte discipline qu'ils surent s'imposer, tout particulièrement à la mise en commun des étaux ainsi qu'à l'hérédité du métier.
Certes, d'autres communautés tentèrent de se hisser à un aussi haut rang, mais la réussite des bouchers du Châtelet resta exceptionnelle.
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