LES ÉVÉNEMENTS DE 1413

 

1380 : à son décès Charles V laissait à son fils, Charles VI, un royaume fortifié, débarrassé en quasi totalité de l'occupant anglais au prix d'un lourd effort fiscal. Paris avait échappé de ses anciennes limites et une nouvelle ligne de fortification avait été construite en Rive Droite.

Quarante années plus tard, en 1422 par le traité de Troyes, Charles VI déshéritait son fils le Dauphin au profit de son gendre Henry V de Lancastre. "Tantôt après notre trépas et dès lors en avant, la couronne et le royaume de France avec leur droits et appartenance demeurerons et seront perpétuellement à notre fils le roi Henri et à ses hoirs". Paris se dépeuplait et on ne comptait plus les maisons abandonnées.

Une horrible guerre civile avait embrasé la France relevant à peine de soixante dix années de guerre, de pillages de destructions et de violences, et avait fait litière à l'envahisseur. L'histoire donnera à cette guerre civile le nom de querelle des Armagnacs et des bourguignons. La France se partagea en deux factions. La faction des Armagnacs adopta la bande blanche et la croix droite ; la faction bourguignonne, la bande rouge et la croix de saint André, oblique. A l'origine de ce conflit : deux princes de sang royal dont les ambitions et les personnalités étaient opposées et concurrentes, Louis d'Orléans, frère du roi et Jean de Bourgogne.


Singulier destin que celui de la Bourgogne. Simple "appendice vineux de la France" selon le peu regretté Himmler qui caressa le projet d'y installer un état S.S., ou royaume tampon réduisant notre pays un rang de petite puissance ; ce fut moins une province qu'un Idéal, un dessein avorté après des siècles d'opiniâtre et prometteuse gestation.
Né au Vème siècle avec l'installation entre Saône et Rhône d'une peuplade venue de la Baltique, les Burgondes, au terme de sanglantes pérégrinations chantées dans l'épopée des Nibelungen, elle fut intégrée par les Mérovingiens, successeurs de Clovis et de la Burgonde Chlotilde, ce royaume franc sans cesse menacé d'éclatement au gré des successions.

Clovis, Chlotilde et leurs fils


Le dernier partage de l'empire Franc eut lieu en 843 ; par le traité de Verdun, Louis le Germanique et Charles le Chauve imposèrent à leur frère aîné Lothaire, le partage de l'empire de leur grand père Charlemagne. A la mort de Lothaire, son royaume s'étendant des Flandres à l'Italie, la "Lotharingie", fut dépecée.
Louis le Germanique se tailla la part du lion. Dés lors se trouvait fixée la frontière entre la France et l' Empire. Elle coupait le Regnum Burgondonium en deux tronçons : l' ouest sous l'autorité du roi de France, le Duché de Bourgogne ; à l'est dans la mouvance du Saint Empire Romain Germanique, "la" Comté de Bourgogne ou Franche-Comté.

 


Devenues quasiment indépendantes de fait, les deux Bourgognes réunies dans une Même main auraient fait courir un risque mortel au royaume. Si la réunification s'était effec
tuée sous la férule d'un prince germanique, la France aurait perdu des territoires stratégiques et serait devenue à court terme un satellite de l'Empire. Aussi, treize années durant, Robert II le Pieux guerroya contre le Comte Othon Guillaume pour l'empêcher d'hériter le fief de son père adoptif, le Duc de Bourgogne.
Vainqueur, le roi dut cependant se dessaisir de sa conquête au profit de son turbulent frère cadet. De judicieuses acquisitions territoriales s'appuyant sur une habile politique matrimoniale accrurent la puissance et le renom des capétiens de Bourgogne : ce n'est pas hasard si deux des plus illustres ordres monastiques, Cluny et Cîteaux naquirent dans leurs provinces.


La réunification sous la houlette d'un prince français, fut - il de sang royal, n'était guère plus avantageuse : quelle tentation que d'élever la principauté en royaumec'est d'ailleurs ce que voulut réaliser Charles le Téméraire.
Ce fut pourtant cette solution que se rallia en 1363 Jean II le Bon (c'est à dire le Brave). Au décès de Philippe de Rouvres, le roi, principal héritier, avait voulu faire don de son héritage àla Couronne. C'était sans compter avec les États qui acceptaient de grand cœur d'écarter un autre héritier, le roi de Navarre, trop anglophile, mais s'opposèrent l'annexion. Jean II se résolut à reporter l'héritage sur son fils préféré, Philippe le Hardi, qui l'avait si chevaleresquement aidé à Poitiers et lui fit obtenir l'investiture de l'Empereur Charles IV pour la Comté .
Pour le plus grand malheur du royaume, le duché, simple apanage qui aurait d faire retour au domaine royal au décès de Philippe, resta en la possession des ducs de Bourgogne qui surent profiter de la faiblesse de leur suzerain.


Lorsqu'en 1404 Philippe le Hardi mourut inopinément, à un moment où les subtilités de sa politique avaient épuisé ses ressources en numéraires, il laissa un gigantesque héritage à son fils. Duc et Comte de Bourgogne, Philippe était devenu Comte de Flandres, Artois, Nevers et Rethel à la mort de son beau père. En 1403 il avait mis la main sur le Brabant au profit de son fils cadet Antoine. Dans les deux cas l'intervention de l'ost française avait été nécessaire pour écraser une révolte communale d'abord, pour effrayer un compétiteur, Wenceslas de Luxembourg, ensuite.
Il est vrai que le malheureux Charles VI pouvait difficilement désobliger le plus puissant de ses oncles qui
gouvernèrent le royaume durant sa minorité. Philippe le Hardi arrangea d'ailleurs le mariage d'Isabeau de Bavière avec Charles VI afin de tenter un rapprochement de la France avec l'Empereur allemand. Et s'il remercia ses tuteurs en 1388 et tenta de régner aidé de son frère Louis d'Orléans, la folie récurrente qui s'empara de lui en 1392 dans la forêt mancelle laissa le champ libre à toutes les convoitises.Jean sans peur, arborant les rabots

Le nouveau duc de Bourgogne se voulait " Sans Peur ", surnom gagné à la bataille de Nicopolis, durant la désastreuse croisade de Morée, qui vit l'écrasement des troupes chrétiennes par les janissaires du sultan Bajazet. Il avouait " j'ai grand désir de moy avancer " et s'opposa immédiatement au duc d'Orléans.

Certains affectèrent de croire que de nobles motifs expliquaient cette querelle. Louis d'Orléans " qui hennissait comme un étalon après presque toutes les belles femmes " aurait voulu séduire ou pis "esforcier" la duchesse Marguerite de Bourgogne. L'anecdote est controuvée : le motif réel de cette inimitié était la convoitise.

Tandis que Louis d'Orléans, tirant du Trésor royal les neuf dixièmes de ses revenus, achetait terres et places fortes dans les marches orientales du royaume que les Bourguignons considéraient comme une chasse gardée, Jean Sans Peur qui n'avait pas le prestige de feu son père voyait se tarir les largesses royales. Le père recevait cent deux cent mille livres par an, le fils dut se contenter de trente sept mille.
Le Duc d'Orléans, gendre de Jean Galéas Visconti et titulaire de fiefs plus ou moins hypothétiques dans la péninsule, voulait faire intervenir Charles VI militairement en sa faveur. De plus il semblait vouloir faire rompre la trêve franco anglaise allant jusqu'à provoquer Henri IV de Lancastre en duel ; ce que Jean Sans Peur ne pouvait admettre, car les industriels flamands dépendaient totalement des importations de laine d'outre Manche et auraient été ruinés par un embargo.
La querelle respecta tout d'abord les formes courtoises : Jean Sans Peur adopta l'ortie comme emblème, Louis d'Orléans le bâton noueux. Incontinent, le Duc de Bourgogne prit le rabot pour insigne et distribua des "rabotures", des copeaux d'argent, à ses partisans .
Mais, comme une réorganisation du Conseil qui palliait la carence du Roi allait éliminer toutes ses créatures, le Bourguignon que les scrupules n'embarrassaient guère trancha brutalement : le 23 novembre 1047, après une visite à Isabeau de Bavière relevant de couches, le Duc d'Orléans fut massacré.

 

A la veille d'être démasqué par le Prévôt de Tignonville le duc avoua son forfait aux oncles du roi et quitta Paris pour laisser retomber l'indignation qu'un tel crime ne pouvait manquer de faire naître. Cependant, quatre mois plus tard, en mars 1408, Jean Sans Peur revint en son hôtel parisien d'Artois sous les acclamations de la foule qui hurlait "Noël" et le "bâton est plané" , allusion aux armes d'Orléans. Enfin des "lettres royaux de rémission" furent accordées par Charles VI, après la lecture en Cour d'un vibrant "Eloge du Tyrannicide" œuvre de l'universitaire parisien Jean Petit : il est licite de tuer un tyran, Orléans était un tyran, donc il était licite de tuer Orléans ...


Le lent travail de sape mené par les agents ducaux auprès du peuple parisien, de l'Université et de la Cour avait porté ses fruits. Jean Sans Peur devint Maître de Paris et du Royaume, en l'absence d'une réelle opposition, de toute la France.
Il importait de flatter le petit peuple au point le plus sensible: la haine de l'impôt qui l'avait fait se révolter en 1380. Des provocateurs avaient laissé courir des rumeurs: "le duc de Bourgogne avait grand pitié et compassion pour les sujets du Roi" ... Au contraire, "le Duc d'Orléans resterait toujours l'auteur et le défenseur le plus implacable de toutes les taxes nouvelles". D'infâmes libelles circulèrent, salissant la mémoire d'Orléans qui avait tenté de tuer le Roi (au bal des Ardents), était l'amant de la Reine, et se livrait à la Maîtres et étudiants de l'Universitésorcellerie.
L'université de Paris avait aussi se plaindre du frère du Roi. Elle se croyait, se voulait toujours parée d'un indiscutable prestige dans toute la chrétienté. En fait de nombreuses universités s'ouvrirent cependant au XVème siècle tant à l'étranger que dans le royaume (Aix, Dole, Poitiers, Bordeaux, Mantes ...). Et Pétrarque qualifia l'Université de Paris "d'engeance si fastidieusement négligente et si inutilement curieuse." Elle se posait en championne du réformisme. "Ladite Université avait grande puissance pour ce temps à Paris, tellement que quand [ses maîtres] mettaient la main en une besogne, il fallait qu'ilz en vinssent à bout, et se voulaient mesler du gouvernement du Pape, et du Roy et de toutes autres choses".

Les prédicateurs en chaire, les affiches, les libelles rédigés par les universitaires et envoyées aux bonnes villes réclamaient la réduction des dépenses de l' Etat et la révocation des officiers malversateurs, cumulant les charges, pratiquant le népotisme et détournant tout ou partie des
sommes perçues auprès des contribuables.
Certes, les partisans de Jean Sans Peur se rendaient coupables des mêmes errements, mais les universitaires affectaient de ne critiquer que les abus des créatures orléanaises.
Le duc était leurs yeux auréolé d'un double prestige. Il s'était couvert de gloire en combattant pour la chrétienté et, en opposition au duc d'Orléans, il avait toujours soutenu les propositions des maîtres parisiens pour clore le douloureux Grand schisme: la soustraction du royaume à l'obédience de Benoît XIII.

Une dernière raison poussait certains intellectuels à embrasser le parti du Bourguignon : celui-ci ne ménageait ni son or ni ses excellents crus de Beaune et engageait volontiers de jeunes bacheliers dans son administration. Un certain Cauchon, chanoine de trente ans, entra dans son conseil en 1409.

 

Les bouchers de la Porte et leurs collègues de la Montagne Sainte-Geneviève bénéficièrent eux-aussi des largesses ducales. C'est ainsi que l'Ecorcheur Denisot de Chaumont reçut de Jean sans Peur une forte somme à Bruges en1411 " à bailler à certaines personnes secrètes que le dit seigneur ne. veult être autrement déclairées ". Précédemment, Denisot et un autre écorcheur, Simon le Coustellier dit"Caboche" (fils d'une tripière du parvis de Notre-Dame et d'un écorcheur de la Grande Boucherie), Thomas le Gois et ses fils bouchers Sainte-Geneviève, les Saint Yon et le Maître reçurent qui une, qui deux queues de vin). Nous ferions injure à ces artisans que de leur prêter des motivations bassement vénales. Ces cadeaux sont moins des " pots de vin " que des marques d'estime d'autant plus précieuses qu'elles venaient d'un Prince de Sang. Ainsi le Duc sans Peur qui n'hésitera pas faire exécuter un de ses affidés qui lui avait touché la main, le bourreau Capeluche, passait du baume sur la plaie ouverte : le besoin de respectabilité de ces artisans. Si les Thibert, Saint Yon ou les Gois ne se souillaient plus les mains au contact du sang, laissant cette vile tâche à une foule de mercenaires, tueurs, écorcheurs, valets, leur réputation n'en était pas moins entachée. Les grands bourgeois, les notables de la marchandise ne pouvaient se résoudre à considérer les bouchers comme tant des leurs.
Ainsi rejet dans un ghetto, si doré fut-il, contraints à l'endogamie (encore que cette coutume préservât l'intégrité du patrimoine), les Maîtres de l'Apport en vinrent penser que leur promotion ne pouvait se faire que par la violence.


De 1410, date des premières escarmouches opposant les partisans de Jean Sans Peur aux Armagnacs, jusqu'en 1413, les bouchers et leurs clients restèrent fidèles au Bourguignon. Lui furent-ils d'un grand secours ? Il est permis d'en douter. Le Duc de Bourgogne ne se faisait guère d'illusion et n'hésita pas faire appel des mercenaires anglais pour reprendre Saint-Cloud et Saint-Denis, indispensable verrous de la capitale, aux Orléanais : "Amena en sa compaignie bien de VII à VIIIm Englois avec ses gens" .
Ce n'était pas une trahison car la paix régnait entre France et Angleterre mais le contingent du comte d'Arundel fut très mal supporté par les parisiens. Un boucher tua un des archers disant "qu'ils avaient pris complot de tuer tous les bouchers de Paris" et les Anglais quittèrent rapidement la capitale.
Militairement les "Cabochiens", puisque l'histoire leur donnera le nom de leur meneur "l'ignoble écorcheur de bêtes Caboche", ne représentaient qu'une force d'appoint. Dévoués, courageux certes, mais sans réelle valeur : opposés à des professionnels de la guerre, ils furent taillés en pièces.


Ainsi, en 1411 le fils ainé de Thomas le Gois tomba dans une embuscade en Beauce. Le cadavre, ramené à Paris, fut exploité de main de maître, par les bouchers qui purent se prévaloir d'un martyr, et par Jean Sans Peur qui fit assaut de nobles sentiments aux funérailles du vilain." Et fut fort
plainte la mort du Gois car il estait gracieux et vaillant homme et fut apport Paris et enterré Sainte-Geneviève. Et lui fit on moult honorables obsèques. Et y fut présent le Duc de Bourgogne avec foison de peuple : aucun disaient que s'est tout bien fait et que le Duc de Bourgongne monstroit, bien qu'on le devait servir puisqu'il monstroit amour à ceux qui tenait son parti" .
Mais l'auteur de ces lignes, Jean "Juvenal" des Ursins, fils du restaurateur des libertés parisiennes confisquées en 1380, et partisan de la voie de la sagesse ne s'abusait guère sur le compte du boucher : "les autres s'en mocquoient veu qu' on avait oncques veu en luy vaillance ne qu' il fit oncques choses dont il leu deust tant honorer ; et que le feu qu'il avait bouté a Vicestre estoit un deshonnéte fait". Bicètre : un château appartenant au Duc de Berry . Les Gois en 1411 "levèrent une grande compagnée de peuple qui issirent par la porte Saint-Jacques et allèrent à Vicestre, une moult belle maison richement et notablement édifiée et peinte qui estoit au Duc de Berry. Et y boutèrent le feu, et fut arse si bien qu'il n'en demeura que les parois"

En réalité les Cabochiens nous semblent avoir été plus à l'aise dans les pillages ou les batailles de rue. Regroupés au sein de la milice réorganisée sous le commandement de dizainiers et de quarteniers, les factieux quadrillaient la ville de jour comme de nuit, perquisitionnaient et capturaient les suspects. Ils gardaient les ponts et les rares portes qui n' avaient pas été murées ; l'on craignait moins l'assaut brutal que leur ouverture subreptice.
Ils tinrent aussi le rôle d'exécuteurs de basses œuvres, aidé dans cette tâche par des affidés de Jean Sans Peur : un certain nombre d'opposants fut discrètement jeté en un sac en Seine. La population parisienne, chauffée à blanc par des prédications incendiaires ou par les discours des Gois qui montrèrent en l'espèce un réel talent de tribuns et de meneurs, participait la chasse aux suspects. Les prêtres affectèrent d'appliquer aux Armagnacs une bulle d'excommunication lancée par le Pape contre les Ecorcheurs des Grandes Compagnies.
"On cria parmy Paria qu'on abandonnoit les Armignacs et qu'on povoit les tuer, si les tuast et prinst leurs biens". Dès lors "suffisoit pour tuer un notable bourgeois et le piller et desrober de dire et crier par quelque personne en haine : voila un Armagnac" .


Jean Sans Peur pouvait sans crainte quitter Paris pour combattre ses ennemis et revenir y prendre ses quartiers d' hiver : "les seize cents deux mille bons compagnons armés de haubergeon jacques salades ou bacinets et gantelets
et les aucuns garnis de harnois de jambe et de bonnes haches ou autres bâtons" faisaient régner l'ordre bourguignon dans la capitale.


Durant ses rares moments de lucidité Charles VI était facile à circonvenir, entouré qu' il était de partisans de Jean Sans Peur. En 1411 on lui arracha la promulgation d'une ordonnance interdisant de réunir des troupes à ses vassaux.
Seuls les partisans de Charles d'Orléans et de son beau père le Comte d'Armagnac étaient visés puisque le Duc de Bourgogne était le représentant du pouvoir royal. Les courtisans avaient assuré au Roi que les Armagnacs étaient seuls responsables des troubles : le Duc Charles avait envoyé le premier un cartel de défi au meurtrier de son père.
C'était oublier un peu vite que le Bourguignon s'était préparé de longue date à la guerre et avait fait montre de satisfaction en recevant le cartel: "Avons trés grande liesse au cuer des dictes deffiances, mais du surplus contenu en icelles, toy et tes dits fréres avez menty et mentez faussement mauvaisement et déloyaument comme trahisseurs que vous estes . . . "

Fou de cour
Un réel besoin de paix se faisait pourtant sentir car les opérations affaiblissaient tout autant les adversaires.
Paris, comme l'indiquait l'auteur du " Journal d'un Bourgeois de Paris ", souffrait d'un manque chronique de ravitaillement. Aussi une paix fut signée en août à Auxerre . Ce ne devait être qu'une " paix fourrée " selon le bon mot du fou de Jean Sans Peur. "Fou qu'on disait estre fol sage lequel tantost alla acheter une paix d' Eglise et la fit fourrer et disoit que s'estoit une paix fourée".

Et, tandis que Charles d'Orléans se hâtait de liquider son alliance piteuse avec le Duc de Clarence en promettant une forte rançon dont il n'avait pas le premier sou et donnant son frère en otage, les Etats Généraux de Langue d'Oïl furent convoqués à l'initiative de Jean Sans Peur.
Ces états n'eurent de généraux que le nom : les princes hostiles au Duc de Bourgogne se firent prudemment représenter par crainte d'un attentat. De nombreuses provinces restèrent dans l'expectative et n'envoyèrent pas de délégués de sorte que la suprématie de la Ville de Paris et de l'Université fut écrasante. Devons-nous croire que Jean Sans Peur souhaitait sincèrement la réforme d'un appareil d'état tout entier en son pouvoir ? II espérait surtout faire voter, tout en se piquant de démocratie, la levée de subsides destinés à une guerre qui m
enaçait, les Anglais se montraient entreprenants en Aquitaine.


Mais en l'occurrence le renard fut pris à son piège car les députés refusèrent toute nouvelle imposition. La province de Rouen qui avait pâtie du passage des soudards de Clarence - ils osèrent scier les pommiers normands- réclamait avec insistance de ne plus être "oubliée" à l'avenir dans les trêves avec l'Anglais. Toutes les autres députations réclamèrent les réformes promises.
Le Roi retombé en enfance, le Dauphin dut accepter la constitution d' une commission de réforme. En attendant les conclusions de ses membres, tous les officiers royaux furent suspendus quelle que fut leur appartenance politique.

Ce fut la première fêlure dans le bloc des partisans de Jean Sans Peur mais le pire était encore à venir : le 27 avril 1413 les bouchers déclenchèrent une révolte dans la capitale.

Depuis quelques temps des rumeurs couraient dans Paris, au hasard des réunions de la milice, dans les conversations de taverne ou les prônes dominicaux. Les Parisiens savaient que les Armagnacs se préparaient à reprendre l'offensive. On leur prêta le dessein de raser Paris et de vouloir la mort de Jean Sans Peur. La population était scandalisée par la reprise des aliénations du domaine royal en dépit des doléances des Etats et de l' Université au profit d'un prince étranger, Jean de Bavière, frère de la Reine Isabeau. L'attitude de cette dernière prêtait le flanc à toutes les calomnies. Les parisiens blâmaient aussi les mœurs du Dauphin sans remettre en cause, cependant, ses droits à la succession de Charles VI, ce roi si pitoyable et si aimé de ses sujets. Ils lui reprochaient ses débauches "nocturnas et indecentes vigilias" qui minaient une santé fragile. Ce Dauphin mourra d'ailleurs en 1415, son cadet Touraine en 1417 laissant reposer la charge d'héritier des Lis sur les épaules guère moins fragiles du Dauphin de Viennois, futur Charles VII.

 

  Plan de Truschet et Hoyaux, dit de Bâle. Hôtels du Roi, de la Reine et du Prévôt de Paris


Les partisans de Bourgogne remarquèrent aussi que le jeune homme voulait s'émanciper et prétendait qu " il avait sens assez et aage compétent pour prendre et avoir le gouvernement du royaume et que faire le devait actendu la nécessité du Roy son père". Les soupçons devinrent des certitudes lorsque le Dauphin appela auprès de lui Pierre des Essarts, ancienne créature de Jean Sans Peur qui avait tourné casaque et en savait très long sur les agissements de son précédent maître. Toutes ces rumeurs échauffèrent les esprits ; il serait vain de déterminer si elles étaient spontanées ou procédaient d'un plan concerté visant à rétablir l'emprise du Duc de Bourgogne sur la
famille royale.


Le 27 avril les bouchers en arme réclamèrent au Prévôt des Marchands, à l'Hôtel de Ville, l'autorisation d'armer les Parisiens. Le 28 en dépit de l'opposition d'hommes sensés qui craignaient la réédition des troubles de 1380, le siége était mis à la Bastille où des Essarts s'était retranché.
Le Duc de Bourgogne survint à propos pour négocier la reddition de la forteresse. Mais pendant les pourparlers, les émeutiers, où se mêlaient les artisans et leurs satellites des chômeurs et la lie parisienne, se rendirent à l'hôtel royal sans reculer devant le crime de lèse majesté.
A la tête des révoltés l'on trouvait des aventuriers tel Elyon de Jacqueville, des universitaires comme Pierre Cauchon ou des bourgeois comme Jean de Troyes, chirurgien et concierge du Palais et les plus enragés des bouchers : les Gois, le Maître Chef [un Saint-Yon], Caboche et Denisot de Chaumont.

 

Bastille??représentation peu réaliste. Plan de Munster vers1515.

 

Les Cabochiens arrêtèrent trente familiers du Dauphin qui ne put s'empécher de tançer Jean Sans Peur accouru en hâte "Beau père ceste esmeute m'est faicte par vostre conseil et ne vous en povez excuser car les gens de vostre hostel sont parmi les principaulx". Le Duc voulut se justifier et se porta garant de la sécurité des prisonniers qu'il conduisit en son hôtel. Mais son rôle dans l'émeute n'était pas des plus clairs : s'il désapprouva hautement les violences qui atteignaient des membres de sa caste, il n'en continua pas moins à verser des subsides à certains meneurs et, oublieux de sa parole, fit transférer ses otages dans les geôles parisiennes.
En réalité le duc n'était plus assuré de la fidélité de ses bouchers grisés par le goût du pouvoir. Lorsque le 22 mai les troubles reprirent, il ne put se faire obéir de la populace parisienne qui envahit l'hôtel royal la veille du mariage de Jean de Bavière: "fut la ville de rechef armée, et allérent en l"hostel de Saint-Paul où le frère de la Royne estait, et là le prindrent, voulsit ou non, et rompirent l'uys de la chambre o il estoit et prindrent avecques lui treize ou quatorze dames..."
A dater de cet événement, les cabochiens ne mirent plus aucun frein leurs débordements. L'Université cessa de les soutenir et comme le 11 mai vingt bourgeois furent jetés en prison pour avoir refusé de s'armer, un tiers parti regroupant des hommes de bonne volonté se forma.


Tandis que les crimes et les exécutions se multipliaient dans la capitale, les bourgeois et des universitaires tentèrent d'entrer en relation avec les assiégeants Armagnacs. La chose était d'autant plus difficile que Paris était isolé du reste du royaume : les portes étaient murées ou fortement gardées et les cabochiens tenaient les ponts sur la Seine : Denisot de Chaumont gardait le pont de Saint-Cloud et Caboche celui de Charenton.
Jean Jouvenel proposa au Duc de Bourgogne de se séparer des bouchers mais celui-ci refusa, espérant peut-être reprendre en mains ses alliés de la veille.

La promulgation de l'ordonnance promise aux Etats et qui passera à la postérité sous l'injurieux épithète de " cabochienne " ne calma pas les esprits : ce n'était qu'une sage refonte d'anciens textes mais les temps n'étaient plus à la réforme. Caboche et les siens avaient pris goût au pouvoir ; juin fut le summum de la "dictature du tranchelard".

 

 

Pierre des Essarts fut exécuté le 1er juillet après un simulacre de procès. Des otages périrent sous la hache du bourreau. Jacques de la Rivière eut le douteux privilège d'être décapité et pendu post mortem : on affecta de croire qu'il s'était suicidé en se frappant le crâne avec un pot d'étain dans sa prison ! Les parisiens murmuraient que la hache du capitaine de Paris, Elyon de Jacqueville était la vraie responsable du trépas. L'on pouvait tout craindre de cet forcené qui n'avait pas hésité à pénétrer une nuit dans la chambre du Dauphin pour lui reprocher d'écouter des ménestrels au lieu de dormir. Le Dauphin exaspéré donna trois coups de couteau à Jacqueville qui dissimulait une cuirasse sous sa robe. Le duc de Bourgogne s'interposa pour éviter le pire, mais l'héritier du trône, brisé par les émotions jeta le sang par la bouche trois jours durant

 

Pour aider à la mise sur pied d'une armée destinée à combattre l'Anglais, ce qui était tout à leur honneur, les Cabochiens taxèrent lourdement les bourgeois et les ecclésiastiques, logeant des soldats chez les réfractaires ou jetant ces derniers en prison. Mais le recours systématique à la violence n'était plus du goût des Parisiens qui, après le mauvais parti fait à Jouvenel ou au recteur Gerson, contraint de se réfugier dans les voûtes de Notre-Dame, purent tous se sentir visés. De plus, comme le sort des armes avait été défavorable au Duc de Bourgogne, Paris était désormais encerclé par les Armagnacs. Il était indispensable de se désolidariser des furieux pour ne pas disparaître avec eux dans la répression. Le Roi, redevenu lucide, et le Dauphin favorisèrent ce retournement de situation : ils prirent officiellement contact avec les assiégeants et signèrent le 28 juillet 1413 la paix de Pontoise.


Le bouchers qui avaient tout à perdre au retour à l'ordre tentèrent de soulever les parisiens. Mais le 2 août, alors qu'ils menaçaient durant une réunion l'Hôtel de ville "il y a des gens qui ont trop de sang et qui ont besoin qu'on leur en tire avec l'épée" le huchier-charpentier Cirasse leur rétorqua qu' "il y avait autant de frappeurs de coignées que de assommeurs de boeufs et de vaches". Et le 4, lorsque les bouchers voulurent entraîner la foule refuser la trêve, quelqu'un cria "qui veut la paix se range du côté droit". La portion gauche de la Place de Grève se vida, à l'exception de quelques bouchers et écorcheurs. Ainsi désavoués, les Cabochiens qui avaient songé à se retrancher dans l'Hôtel de Ville pour défendre chèrement leur vie en un " baroud d'honneur " s'éclipsèrent discrètement sur les conseils de Jean Sans Peur. La chose leur fut d'autant plus aisée que Jouvenel, jugeant venu le temps de la réconciliation et craignant un bain de sang, refusa de fermer les portes de la ville : "s'en allast qui voudrait et qui voudrait demeurer demeurast".

 

Vile se rendant à Philippe Auguste

 


L'exil n'était qu'un moindre mal car après quelques jours qui avaient laissé espérer la fin des troubles, les Armagnacs, n'ayant rien oublié et rien appris, se rendirent odieux par leurs exactions. Les artisans de la paix de Pontoise furent impuissants à limiter cette réaction.
Deux bouchers trop compromis, les Caille, furent décapités. Les fonctionnaires investis dans leurs offices pendant les émeutes furent remerciés. Des serviteurs de Jean Sans Peur furent jetés en prison, quelle qu'eut été leur attitude pendant la "Révolution cabochienne". Le Duc de Bourgogne lui-même n'était plus en sécurité dans son hôtel : des hommes d'arme rôdaient plus ou moins ouvertement autour de lui et, en Cour, des seigneurs réclamaient des sanctions son encontre.

Aussi le 22 août, à l'occasion d'une chasse à Vincennes , Jean Sans Peur quitta la capitale et gagna ses états. Il avait convié le Roi à cette chasse, sans aucun doute pour l'enlever mais Jouvenel à la tête d'un parti décidé rejoignit les deux hommes et ramena Charles VI à Paris : " Venez vous en en vostre ville de Paris. Le temps est bien chaud pour vous tenir sur les champs"...

Chasse au cerf. Modus et Ratio

 


Le bourguignon retrouva nombre de proscrits qui entreront à son service. Ainsi se trouvait clos l'épisode de la "Révolution Cabochienne" qui vit se regrouper sous la bannière orné de la Croix de Saint-André des universitaires "réformistes" c'est-à -dire attachés à un retour aux bonnes et anciennes lois, et des "mécaniques", des artisans. Dans une lettre de 1415 destinée à être lue dans les églises et criée aux carrefours, Charles VI voulant "la vraye vérité des choses [...] estre scue et notiffièe à un chascun pour eschiver toutes erreurs" donna une brève relation de la Révolution Cabochienne. Parmi les bannis, on relève les noms de Caboche, Chaumont, Jacqueville, Garnier de St-Yon, des Gois, de Cauchon et de Jean de Troyes, ainsi que de petites gens, sans doute des "clients" des seigneurs de la Porte : Baivart un "pasticier", Boieve un poissonnier et Jean de Rouen, fils d'une tripière du parvis Notre-Dame...

La guerre civile ne cessa pas pour autant : plusieurs complots hostiles aux Armagnacs furent découverts et réprimés durant les cinq années que passa Paris sous la lourde main du connétable Bernard VII ; les proscriptions ne furent pas levées. Le 13 mai 1416, prenant prétexte de la découverte d'un complot Bernard VII d'Armagnac, obtint sans difficulté du roi fou la promulgation d'une ordonnance abolissant une nouvelle fois la Communauté et rasant la halle du Châtelet.


Appelé en 1414 par le Dauphin qui ne supportait pas plus la tutelle Armagnaque que celle des Bourguignons, Jean Sans Peur ne put que constater que les Parisiens lui refusaient l'entrée de leur ville. Il n'hésita pas alors s'allier au Roi d'Angleterre, Henry V de Lancastre, l'assurant de sa bienveillante neutralité en cas de conflit entre les deux royaumes. Le 25 octobre 1415 l'armée de Charles VI, composée en majorité de troupes armagnaques, rencontra la petite armée anglaise "en un lieu nomme Agincourt […] et estoient les Françoys plus la moitié que Angloys et si furent Francoys desconfys et tuez et prins des plus grans de France". Le parti Armagnac perdit ses meilleurs hommes tués dans la bataille ou égorgés sur ordre de Henry V qui craignit une contre offensive.
Charles d'Orléans était au nombre des prisonniers emmenés en Angleterre. Deux frères de Jean Sans Peur restèrent sur le terrain. Pourtant le Duc, dont on avait par peur d'une trahison refusé les offres de service, avait interdit à ses vassaux de combattre dans l'armée royale.

Trois ans plus tard, tandis qu'Henry V s'emparait de la Normandie et paralysait le trafic fluvial en aval de Paris, Jean Sans Peur recueillit les fruits de sa trahison. Le 29 mai 1418, un homme de garde à la Porte Saint-Germain des Prés laissa rentrer les troupes du sire de l'lsle-Adam. Les Armagnacs, saisis dans leurs lits, se laissèrent massacrer ou jeter en prison. Le bourreau Capeluche emporta les cadavres hors de Paris pour les enfouir dans les champs, en terre non consacrée.
Le 12 juin une rumeur parcourut la ville, faisant état de l'approche d' une armée armagnaque. Le peuple se réunit aux Halles et en Grève puis se porta aux prisons pour égorger les captifs. Au Châtelet on enfuma les prisonniers qui s'étaient barricadés et on les reçut sur des piques lorsqu'ils voulurent fuir par les fenêtres. Les massacreurs se livrèrent à un carnaval sanglant, mutilant les cadavres, égorgeant des innocents, pillant des maisons bourgeoises.

Les bouchers, rudement secoués par l'abolition de leur métier n'étaient plus au nombre des meneurs. Caboche et Denisot, dont on perd la trace en Juillet 1414, date à laquelle ils étaient défrayés par Jean sans Peur pour leur séjour entre Auxonne et Besançon, étaient peut être de retour à Paris. Mais ils n'apparaissent plus dans aucune chronique. Les grands bouchers se contentaient de récupérer leurs biens et de se faire attribuer des sinécures.

Le nouvel homme du jour était le sinistre bourreau Capeluche. Encore moins considéré que les bouchers, voire détesté, le bourreau avait une revanche à prendre. Devenu chef des Halles, il affectera des manières de gentilhomme, serrera la main de Jean sans peur et l'appellera son "beau frère". Il se distingua si l'on ose dire, par son sadisme envers une femme enceinte.

Le 14 juillet, Jean Sans Peur fit son entrée dans une capitale " nettoyée " de ses opposants. Mais il n'avait pas oublié que les égorgeurs de 1413 l'avaient mis en fâcheuse posture et lorsque de nouveaux troubles éclatèrent le 21 août, le Duc se donna le rôle de justicier, en accord avec la bourgeoisie parisienne. La populace fut invitée à participer au siège de Monthléry. Sitôt débarrassé des gèneurs, les autorités firent aussitôt monter les enragés sur l'échafaud.

Capeluche fut capturé dans une taverne des Halles. Il tint à affûter lui-même la hache et donna quelques bons conseils à celui qui allait lui succéder dans l'office de bourreau. " Et ordonna le bourreau la manière au nouveau bourreau comment il devoit couper les têtes ; et fut délié et ordonna le tranchet pour son cou et pour sa face et osta du bois du bout de la doloire et avec son couteau, tout ainsi comme s'il voulut faire l'office pour ung autre, dont tout le monde estoit ébahi. Après ce, il cria merci à Dieu et fut décapité par son valet [en même temps que] d'autres des principaux esmouveurs du commun. "

Enfin, tandis qu'une épidémie de petite vérole ravageait Paris, Jean Sans Peur se rendit au pont de Montereau pour y traiter avec le nouveau Dauphin, le futur Charles VII. Nul ne sut au vrai ce qui se passa mais la discussion s'envenima et le Duc de Bourgogne tomba percé de coups.

Montereau, mort de Jean Sans Peur


Par esprit de vengeance, le nouveau duc, Philippe le Bon, embrassa la cause de Henry V et obtint de Charles VI qu'il déshéritât le Dauphin "considéré les horribles et énormes crimes et délits perpétrés au royaume de France par Charles soi disant Dauphin de Viennois". Soi disant signifie "qui se dit lui-même" Dauphin. Il n'y a aucune allusion à une possible bâtardise du "roi de Bourges", ce qui aurait jeté l'opprobre sur l'honneur de la Reine.


Les Cabochiens qui avaient trouvé des emplois à la Cour de Jean Sans Peur passèrent au service de son fils ou pis, à celui du Duc de Bedford, régent de France et d'Angleterre pour le jeune Henry VI . Parmi ces transfuges, un certain Cauchon, qui gagnera bien plus que les trente deniers traditionnels en acceptant de juger Jeanne d'Arc.


Ces hommes à qui Charles VII victorieux ne pardonna que du bout des lèvres, contraint qu'il était de respecter la lettre du traité d'Arras, se souvinrent-ils qu'en 1411 ils s'étaient opposés à la présence d'Anglais à Paris et qu'en 1413 ils avaient levé une armée pour les combattre ?



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