Avint que assez tôt après celle retenue, un mariage se fit en l'hostel
du roi, de un jeune chevalier de Vermandois et de une des damoiselles de la
roine; et tous deux étoient de l'hostel du roi et de la roine. Si en
furent les seigneurs, les dames et damoiselles et tout l'hostel plus réjouis;
et pour cette cause le roi voulut faire les noces; et furent faites dedans l'hostel
de Saint-Pol a Paris, et y eut grand'foison de bonnes gens et de seigneurs et
y furent les ducs d'Orléans, de Berry, de Bourgogne et leurs femmes.
Tout le jour des noces qu'ils épousèrent on dansa et mena-t-on
grand'joie : le roi fit le souper aux dames, et tint la roine de France l'état;
et s'efforçoit chacun de joie faire, pour cause qu'ils véoient
le roi qui s'en ensonnioit si avant. La avoit un écuyer d'honneur en
l'hostel du roi, et moult son prochain, de la nation de Normandie, lequel s'appeloit
Hugonin de Guisay; si s'avisa de faire aucun ébattement pour complaire
au roi et aux dames qui là étoient. L'ébattement qu'il
fit, je le vous dirai. Le jour des noces, qui fut par un mardi devant la Chandeleur,
sur le soir, il fit pourvoir six cottes de toile et mettre à part dedans
une chambre, et porter et semer sus delié lin, et les cottes couvertes
e delié lin en forme et couleur de cheveux. II en fit le roi vêtir
une; et le comte de Join, un jeune et très gentil chevalier, une autre;
et mettre très bien a leur point; et ainsi une autre a messire Charles
de Poitiers, fils au comte de Valentinois; et a messire Yvain de Galles, le
bàtard de Foix, une autre; et la cinquième au fils du seigneur
de Nantouillet, un jeune chevalier; et il vêtit la sixième. Quand
ils furent tous six vêtus de ces cottes qui étoient faites a leur
point, et ils furent dedans enjoins et cousus, ils se montroient être
hommes sauvages, car ils étoient tous charges de poil, du chef jusques
a la plante du pied.
Cette ordonnance plaisoit grandement bien au roi de France, et en savoit à
l'écuyer qui avisée l'avoit grand gré; et se habillèrent
de ces cottes si secrètement en une chambre, que nul ne savoit de leur
affaire fors eux-mêmes, et les varlets qui vêtus les avoient. Messire
Yvain de Foix, qui de la compagnie étoit, imagina bien la besogne et
dit au roi : " Sire, faites commander bien acertes que nous ne soyons approchés
de nulles torches, car si l'air du feu entrât en ces cottes dont nous
sommes déguisés, le poil happeroit l'air du feu, si serions ars
et perdus sans remède et de ce je vous avise! " - " En nom
Dieu, répondit le roi à Yvain, vous parlez bien et sagement, et
il sera fait. " Et de là endroit le roi défendit aux varlets
et dit : " Nul ne nous suive! " Et fit la venir le roi un huissier
d'armes qui étoit à l'entrée de la chambre et lui dit :
" Va-t'en à la chambre où les dames sont, et commande de
par le roi que toutes torches se traient à part et que nul ne se boute
entre six hommes sauvages qui doivent là venir. " L'huissier fit
le commandement du roi moult étroitement, que toutes torches et torchins,
et ceux qui les portoient, se missent en sus au long près des parois,
et que nul n'approchât les danses, jusques à tant que six hommes
sauvages qui la devoient venir seroient retraits. Ce commandement fut ouï
et tenu; et se trairent tous ceux qui torches portoient à part; et fut
la salle délivrée, que il n'y demeura que les dames et damoiselles,
et les chevaliers et écuyers qui dansoient.
Assez tôt après ce, vint le duc d'Orléans et entra en la
salle; et avoit en sa compagnie quatre chevaliers et six torches tant seulement,
et rien ne savoit du commandement qui fait avoit été, ni des six
hommes sauvages qui devoient venir; et entendit a regarder les danses et les
dames, et il même commença a danser. Et en ce moment vint le roi
de France, lui sixième seulement, en l'état et ordonnance que
dessus est dit, tout appareillé comme homme sauvage, et couvert de poil
de lin aussi délié comme cheveux du chef jusques au pied. II n'étoit
homme ni femme qui les put connoitre, et étoient les cinq attaches l'un
à l'autre, et le roi tout devant qui les menoit a la danse.
Quand ils entrèrent en la salle, on entendit tant à eux regarder
qu'il ne souvint de torches ni de torchins. Le roi, qui étoit tout devant,
se départit de ses compagnons, dont il fut heureux; et se trait devers
les dames pour lui montrer, ainsi que jeunesse le portoit. Et passa devant la
roine, et s'en vint à la duchesse de Berry qui étoit sa tante
et la plus jeune. La duchesse par ébattement le prit et voulut savoir
qui il étoit; le roi étant devant elle ne se vouloit nommer. Adonc
dit la duchesse de Berry : " Vous ne m'échapperez point ainsi, tant
que je saurai votre nom. "
En ce point avint le grand meschef sur les autres, et tout
par le duc d'Orléans qui en fut cause, quoique jeunesse et ignorance
lui fit faire; car si il eùt bien présumé et considéré
le meschef qui en descendit, il ne l'eùt fait pour nul avoir. II fut
trop en volonté de savoir qui ils étoient. Ainsi que les cinq
dansoient, il approcha la torche, que l'un de ses varlets tenoit devant lui,
si près de lui que la chaleur du feu entra au lin. Vous savez que en
lin n'a nul remède et que tantot il est enflambé. La flamme du
feu échauffa la poix a quoi le lin étoit attaché à
la toile. Les chemises linées et poyées étoient sèches
et déliées et joignans à la chair, et se prirent au feu
à ardoir ; et ceux qui vêtus les avoient et qui l'angoisse sentoient
commencèrent a crier moult amèrement et horriblement. Et tant
y avoit de meschef que nul ne les osoit approcher. Bien y eut aucuns chevaliers
qui s'avancèrent pour eux aider et tirer le feu hors de leurs corps.
Mais la chaleur de la poix leur ardoit toutes les mains et en furent depuis
moult mésaisés. L'un des cinq, ce fut Nantouillet, s'avisa que
la bouteillerie étoit près de la; si fut celle part, et se jeta
en un cuvier tout plein d'eau où on rinçoit tasses et hanaps.
Cela le sauva; autrement il eût été mort et ars ainsi que
les autres; et nonobstant tout si fut-il en mal point.
Quand la roine de France ouït les grands cris et horribles que ceux qui
ardoient faisoient, elle se douta de son seigneur le roi qu'il ne fut attrapé;
car bien savoit, et le roi lui avoit dit, que ce seroit l'un des six. Si fut
durement ébahie et chéy pàmée. Donc saillirent les
chevaliers et dames avant en lui aidant et confortant. Tel meschef, douleur
et crierie avoit en la salle qu'on ne savoit auquel entendre. La duchesse de
Berry délivra le roi de ce péril, car elle le bouta dessous sa
gonne et le couvrit pour eschiver le feu; et lui avoit dit, car le roi se vouloit
partir d'elle a force : " Où voulez-vous " aller? Vous véez
que vos compagnons ardent. Qui êtes-vous? II est heure que vous vous nommez."
- " Je suis le roi. " - " Ha! monseigneur, or tôt allez
vous mettre en autre habit, et faites tant que la roine " vous voie, car
elle est moult mésaisée pour vous. "
Le roi, à cette parole, issit hors de la salle, et vint en sa chambre,
et se fit déshabiller le plus tôt qu'il put et remettre en ses
garnemens, et vint devers la roine; et là étoit la duchesse de
Berry, qui l'avoit un peu réconfortée et lui avoit dit : "
Madame, réconfortez-" vous, car tantôt vous verrez le roi.
Certainement j'ai parlé a lui. " A ces mots, vint le roi en la présence
de la roine; et quand elle le vit, de joie elle tressaillit; donc fut-elle prise
et embrassée de chevaliers et portée en sa chambre et le roi en
sa compagnie qui toujours la réconforta.
Le bâtard de Foix, qui tout ardoit, crioit à hauts cris : "
Sauvez le roi, sauvez le roi! " Et voirement fut-il sauvé par la
manière et aventure que je vous ai dit; et Dieu le voult aider, quand
il se départit de la compagnie pour aller voir les dames ; car s'il fùt
demeuré avecques ses compagnons, il étoit perdu et mort sans remède.
En la salle de Saint-Pol à Paris, sur le point de l'heure de minuit,
avoit telle pestilence et horribleté que c'étoit hideur et pitié
de l'ouïr et du voir. Des quatre qui là ardoient, il y en eut là
deux morts éteints sur la place. Les autres deux, le bâtard de
Foix et le comte de Join, furent portés à leurs hostels et moururent
dedans deux jours a grand'peine et martire.
Ainsi se dérompit cette fête et assemblée de noces en tristesse
et en ennui, quoique l'époux et l'épouse ne le pussent amender.
Car on doit supposer et croire que ce ne fut point leur coulpe, mais celle du
duc d'Orléans, qui nul mal n'y pensoit quand il avala la torche. Jeunesse
lui fit faire. Et bien dit, tout en audience, quand il vit que la chose alloit
mal : " Entendez à moi, tous ceux qui me peuvent ouïr. Nul
ne soit demandé ni inculpé de cette aventure, car, ce qui fait
en e£t, c'est tout par moi et en suis cause. Mais ce pèse moi que
oncques m'avint; et ne cuidois pas que la chose dût ainsi tourner; car
si je l'eusse cuidé et sçu, je y eusse pourvu. " Et puis
si s'en alla le duc d'Orléans devers le roi, pour se excuser, et le roi
le tint pour tout excusé.
Cette dolente aventure avint en l'hostel de Saint-Pol à Paris, en
l'an de grâce mil trois cent quatre vingt douze, le mardï devant
la Chandelcur, de laquelle avenue il fut grand'nouvelle parmi le royaume de
France et en autre pays. Le duc de Bourgogne et le duc de Berry n'étoient
point pour Fheure là, mais à leurs hostels; et avoient le soir
pris congé au roi, a la roine et aux dames, et retrait à leurs
hostels pour être mieux à leurs aises.
Quand ce vint au matin et la nouvelle fut sçue et épandue parmi
la ville et cité de Paris, vous devez savoir que toutes gens furent moult
émerveillés. Et disoient plusieurs communément parmi la
ville de Paris : que Dieu avoit montré encore secondement un grand exemple
et signe sur le roi, et qu'il convenoit et appartenoit qu'il y regardàt
et qu'il se retrait de ses jeunes huiseuses, et que trop en faisoit et avoit
fait, lesquelles ne appartenoient point a faire a un roi de France; et que trop
jeunement se maintenoit et étoit maintenu jusques à ce jour. La
communauté de Paris en murmuroit et disoit sans contrainte : " Regardez
le grand meschef qui est près avenu sur le roi; et s'il eut été
attrapé et ars, si comme les aventures donnent et que bien en faisoit
les uvres, que fussent ses oncles et son frère devenus ? Ils doivent
être tous certains que jà pied d'eux n'en fût échappé,
car tous eussent été occis, et les chevaliers que on eut trouvé
dedans Paris. "
Chroniques de Froissart
Le roi Charles VI, en dépit ou à cause de sa folie, fut l'un des souverains les plus aimés de son peuple.
"Sa taille, sans être trop grande, surpassait la taille moyenne ; il avait les membres robustes, une large poitrine, un teint clair, les yeux vifs. On remarquait en lui toutes les heureuses dispositions de la jeunesse. Fort adroit à tirer de l'arc et à lancer le javelot, passionné pour la guerre, bon cavalier, il témoignait une impatiente ardeur toutes les fois que ses ennemis le provoquaient pour l'attaquer. Il se distinguait par une telle affabilité qu'en abordant les moindres gens, il les saluait avec bienveillance et les appelait par leur nom. Il se fit remarquer dès ses premières années par sa libéralité ; plus tard sa munificence dépassa les bornes de la modération au point de faire dire qu'il ne gardait rien pour lui que le pouvoir de donner."
Mais l' entourage du roi, qui profitait de sa folie voire faisait tout pour le maintenir dans un état de dépendance était détesté, d'où la réflexion rapportée par Froissart : "... jà pied d'eux n'en fût échappé, car tous eussent été occis..."
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