Un extrait de cet ouvrage didactique rédigé vers 1392 par un grand bourgeois parisien de l'entourage du Duc de Berry, à l'intention de sa jeune épouse de quinze ans.
Ce qu'une femme bien née ne doit faire, afin de ne devenir " ribaude, gouliarde ou larronnesse " et commettre le péché - mortel - de "gloutonnie", alors qu'elle pourrait "se restreindre pour mieux aider un pauvre ou deux ou plusieurs" avec l'argent économisé.
Le péché de gloutonnie est réparti en deux manières : l'une est quand l'on prend des viandes trop abondamment, et l'autre lorsque l'on parle trop gouliardeusement et outrageusement. Le péché de trop boire et de trop manger est le plaisir du diable. On trouve en l'Evangile que Dieu donna pouvoir au diable d'entrer dans le ventre des pourceaux pour leur gloutonnie et le diable y entra, les mena en mer et les fit noyer ; ainsi entre-t-il des gloutons qui mènent une vie déshonnête, et les pousse en la mer d'enfer. Dieu commande de jeûner, et la gloutonne dit : " Je mangerai. "
Dieu commande d'aller à la messe et matin lever, et la gloutonne dit : " II me faut dormir, )e fus hier ivre. Le monastère n'est pas lièvre, il m'attendra bien. "
Quand elle s'est levée avec peine, savez-vous quelles sont ses heures ? Ses matines sont : " Ha ! Que boirons-nous ? Ne reste-t-il rien d'hier soir ? "
Ensuite, elle dit ses laudes ainsi : " Ha ! Nous bûmes hier bon vin ! "
Après, elle dit ses oraisons ainsi : " La tête me tourne. Je ne serai à mon aise que lorsque j'aurai bu. "
Certes, telle gloutonnie jette la honte sur une femme car elle en devient ribaude, gouliarde et larronnesse. La taverne est le monastère du diable, où ses disciples vont pour le servir et où il fait ses miracles ; car quand les personnes y vont, ils vont droit et bien parlant, sages et bien trempés et avisés, et quand ils reviennent ils ne se peuvent soutenir et ne peuvent parler : ils sont tous fols et tous enragés et reviennent en jurant, en se battant et en se démentant l'un l'autre.
L'autre partie du péché de la bouche est de parler follement en
moult manières, dire des paroles oiseuses, vantardises, vanités,
louanges, parjures, médisances, rébellion, blasphèmes.
Tu ne sauras dire de telles paroles sans en rendre compte devant Dieu. Hélas
! Que tu en dises à prime dont il ne te souvient que l'aprèsmidi.
Des paroles oiseuses sont comme les battes du moulin qui ne peuvent taire, les
ventres et les pétrins ne parlent que d'eux.
Ce péché de gloutonnie qui, comme il a été dit, est réparti en deux parties, a cinq branches. La première branche est quand une personne mange avant qu'elle ne doit, c'est-à-dire trop matin, ou avant qu'elle ait dit ses prières, ou avant qu'elle ait été à la chapelle ou qu'elle ait entendu les paroles de Dieu et ses commandements, car une créature doit avoir suffisamment de bon sens et de discrétion pour ne pas manger avant l'heure de tierce si ce n'est pour cause de maladie ou de faiblesse ou pour une autre nécessité qui ne la contraigne.
La seconde branche de la gloutonnie est quand une personne mange plus souvent
qu'elle ne le doit et sans nécessité. Car si, comme le dit l'Ecriture,
manger une fois le jour est vie d'ange, manger deux fois le jour est vie humaine,
et trois fois ou quatre ou plusieurs est vie de bête et non pas de créature
humaine. (1)
La troisième branche de gloutonnie est quand une personne mange et boit
tant le jour par quoi elle est ivre et prend une maladie dont il lui convient
aller coucher au lit, ce qui est très grave.
La quatrième branche de gloutonnie est quand une personne mange si gloutonnement
d'une viande qu'elle ne la mâche point, ainsi l'engloutit tout entière
et plus tôt qu'elle ne le doit, comme dit l'Ecriture d'Esaü qui fut
le premier-né de tous ses frères et qui se hâta tant de
manger qu'il s'en faillit de peu qu'il ne s'étranglât.
La cinquième branche de gloutonnie est quand une personne veut une viande délicieuse, si chère soit-elle, et pourrait faire moins et se restreindre pour mieux aider un pauvre ou deux ou plusieurs. (2) Et c'est un péché que nous trouvons en l'Evangile du mauvais riche qui était vêtu de pourpre, lequel riche mangeait chaque jour si largement des viandes et nul bien n'en voulait faire au pauvre ladre et fut damné parce qu'il vécut trop délicieusement et n'en donna point à Dieu comme il le devait.
Et de ces choses ci-avant dites tu te dois ainsi confesser : " Sire, de toutes ces choses et de nombreuses autres manifestement et maintes fois j'ai péché et commis d'autres péchés et en ai fait faire à d'autres par ma faute. J'ai maintes fois bu sans soif, par quoi mon corps en était désordonné et puis mal disposé ; de viandes aussi ai-je mangé sans faim et sans nécessité et mainte fois que je m'en pusse bien passer, et tant en prenais que moi corps en était quelquefois affligé et nature était en moi plus endormie, plus faible et plus lâche à bien faire et à bien ouïr. Et tout ce venait par le péché de gloutonnie auquel jai péché comme j'ai dit. Cher père, je m'en repens et vous en demande pardon et pénitence. "
(1) Au moins dans les classes dirigeantes. Les paysans fractionnaient la prise de nourriture en de nombreuses collations, pour soutenir un travail physiquement épuisant.
(2) C'est avec ce genre de réflexions que ce bourgeois nous devient sympathique.
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