Texte anonyme, datant du XIIème siècle.

La version du jongleur picard est plus amusante que celle de la ballade d'Eustache Deschamps

Le Charnage est la période de l'année ou toute viande est librement consommée par le peuple.

Le Carême est cette période de l'année où la consommation de viandes est interdite pour d'obscures raisons religieuses. A l'exception des malades, les chrétiens devront se contenter de légumes, de poissons, d'œufs. Dans les cours, les cuisiniers se "décarcassent" pour trouver des textures, des goûts qui rappellent la période de charnage. Les cétacés sont considérés comme des poissons. Le castor donne lieu à discussions : on peut admettre que son corps est de la viande. Mais sa queue est bien évidemment du poisson et pourra être servie en carême.

Il y avait environ cent jours de carême par an. Dans ce poème, une allusion est faite à un carême de l'Avent que l'Église avait tenté d'instituer dans les jours précédant Noël, mais qui n'était pas rentré dans les moeurs.

 

Chevalier allemand. :  wachsmut von kunzingen

 

Description du merveilleux conflict et très cruelle bataille faicte entre les deux plus grands princes de la région bufatique appelez Caresme et Charnage.

 

Messieurs, je ne puis plus vous celer davantage une histoire qu'on a sue dans le temps par toute la terre, et dont la relation, perdue pendant bien des années, vient d'être retrouvée par mes soins. Jamais rois, comtes ni ducs n'en ont entendu de plus belle. Au reste, je n'ai pas besoin d'insister sur la foi qu'elle mérite ; je pense être connu de vous, et vous savez que je ne mentirais pas quand on me donnerait cent marcs d'argent.

Le roi Louis avait annoncé cour plénière à Paris pour les fêtes de la Pentecôte ; et une multitude infinie de personnes s'y étaient rendues, soit dans le dessein de participer aux plaisirs, soit pour y contribuer. Du nombre de ces derniers étaient deux princes, tous deux riches de terres et d'avoirs, qui arrivèrent chacun avec un cortège nombreux. L'un était Charnage, riche en amis, honoré des rois et des ducs, aimé par toute la terre ; et l'autre Caresme, le félon, haï des pauvres gens, qui avait moult riches maisons, abbayes, monastères, prince souverain des étangs, des fleuves et des eaux de toute la terre.

Quoique celui-ci soit peu aimé, quoique peu de gens ressemblent à ceux du Beauvaisis et d'Olonne qui pour un poisson donneraient un bœuf ; néanmoins, comme il vient escorté d'une grosse suite de saumons et de raies, on le reçoit fort bien. Mais cet accueil est à l'origine d'une querelle fameuse, ainsi que vous l'allez voir ; car Charnage, choqué de la préférence injuste qu'on donnait à son rival, ne put commander à sa colère et il s'emporta contre lui en menaces et outrages. Caresme, à qui furent rapportés ces discours injurieux, et naturellement fier et hautain, éclata à son tour. Il s'avança vers son ennemi, le traita de vil diable, lui commanda de fuir, lui affirma qu'il n'avait pas loi pour être là, puis lui déclara la guerre : guerre terrible et sanglante, qui ne devait finir que par la ruine de l'un des deux rivaux.

Tous deux se rendirent aussitôt dans leurs Etats, afin de hâter eux-mêmes les préparatifs du combat et convoquer leurs vassaux. Caresme du hareng fit son messager qui, par la mer, aux chevaliers et aux baleines conta les nouvelles. Et aux saumons et aux craspois, aux mulets et aux lièvrepois [baleine salée, mulet et friture de mer]. Et à la menue péchaille, il dit que Caresme de bataille s'était envers Charnage engagé.
Tous vinrent au rendez-vous. Le menu fretin forma le premier front ; les anguilles au brouet se rangèrent après en bataille. Les harengs frais à la blanche aillie [sauce à l'ail] vinrent après et le mulet, haddock, et merlan et rouget et tant de ces autres poissons vinrent, brandissant leurs épines avec les flets au fenouil rôti, moules au civet, craspois et graspois [viande et lard de baleine].


Un émerillon, dans l'autre camp, fut chargé de même d'aller lever une armée. Ainsi, une quinzaine plus tard vint à Charnage le combattant toute la gent de sa région. En premier les purées grasses. Et après vinrent, pour aider leur seigneur, charbonnées [grillades], chair de porc à la verte saveur [sauce épicée au jus de raisin vert], hastes [brochettes], coulons [pigeons] rôtis et cuits en pâte, lardé de cerf au poivre noir, chair de bœuf à l'ail, oiseaux noviaux vinrent poignants et gibelés [salmis], amenant poussins en rôt et en brouet, paons rôtis et cuits en pâte, saucisses poivrées, qui apportent la nouvelle que viendront les andouilles et la moutarde, amenant avec eux gras agneaux, tripes de porc et de mouton, poireaux au gras, à l'échinée, à l'andouille et au jambon, pois au lard, pois à l'huile et pois pilés, fèves à la cretonnée [lait et mie de pain épicée], fèves fraisées [au lard] et même bouillie, laits doux, laits surs, crème, beurres, frais et dur fromage, chaudes tartes et chauds flans, matons [?], miel, mol-manger [blanc-manger] puis l'ognonnée, les rissoles, les fritiaux [ fritures diverses] et diverses pâtisseries.

Les grues et les hérons vinrent aussi présenter leurs services. Le cygne et le canard offrirent de veiller à l'embouchure des rivières et promirent de les garder si bien qu'aucun de leurs ennemis ne pourrait passer. Agneaux, porcs, lièvres, lapins, pluviers, outardes et chapons, poules et butors, oies grasses et enfin le paon, fier de son plumage, tous jusqu'à la douce colombe se rangèrent sous l'étendard de leur souverain. Cette troupe bruyante et timide, fière de son nombre, célébrait d'avance sa victoire ; et partout, sur son passage, faisait retentir les airs de ses cris discordants.


Caresme s'avança monté sur un mulet avec un saumon comme haubert, un auqueton de lamproie [cotte de maille et veste matelassée]. Une raie formait sa cuirasse, une arête ses éperons et une sole longue et large, son épée. Les traits et les munitions de guerre consistaient en pois, marrons, beurre, lait et fruits secs.
Charnage montait un cerf dont le bois ramu était chargé de mauviettes [alouette]. Il portait un auqueton de chair de porc et de mouton, son heaume était fait d'une tête de sanglier surmontée d'un paon. Son épée était une défense de cochon bien ouvragée, forgée par un boucher et aiguisée par un cuisinier, sa lance un bec d'oiseau, son bouclier une tarte et sa bannière un frais fromage.

Dès que les deux preux s'aperçurent, ils fondirent l'un sur l'autre et se battirent avec rage ; le cerf rameux éperonna le saumon qui fît de tels efforts qu'il lui mit l'épée au corps. Les troupes de chaque parti s'étant avancées pour leur venir en aide, ils furent bientôt séparés et la bataille devint générale.

Le premier corps qui remporta l'avantage fut celui des chapons. Il fondit sur les merlans et les fît trébucher à terre si vivement que, sans les raies armées d'aiguillons soutenues par les maquereaux et les flets, l'équilibre aurait été rompu. Les archers de Caresme commencèrent alors à faire grêler sur leurs ennemis une pluie de figues sèches, de pommes et de noix ; et les barbues aussitôt, les brèmes dorées, les congres aux dents aiguës s'élancèrent dans leurs rangs frappés de stupeur ; tandis que les anguilles frétillantes, s'entortillant dans leurs jambes, les faisaient tomber sans peine. On remarqua surtout un jeune saumon et un bar courageux qui firent des prodiges. Non, une semaine entière ne suffirait pas pour conter toutes les prouesses que vit naître cette journée.
Déjà l'armée des eaux gagne du terrain et la victoire s'annonce quand, tout à coup, les canards par leurs cris appellent au secours deux hérons et quatre émerillons qui s'élèvent dans les airs et font grand ravage parmi les poissons. Le butor et la grue viennent les seconder. Tout ce qu'ils attaquent est avalé, et le carnage devient terrible.
Le bœuf pesant, qui jusqu'alors avait vu, sans s'émouvoir, le danger de son parti, s'ébranle enfin. Il s'avance lourdement, abat et renverse des files entières de guerriers à écailles, écrase tout ce qui ose lui résister, et seul, jette le désordre et l'épouvante dans l'armée de Caresme.

C'en eût été fait à jamais du roi des eaux, s'il s'était obstiné à combattre plus longtemps. Il céda avec prudence devant le danger et fit sonner la retraite, dans l'espoir qu'il pourrait, profitant des ténèbres, reformer ses troupes et recommencer le lendemain.

De part et d'autre, la nuit fut employée à prendre de nouvelles dispositions, mais un événement imprévu vint décider du sort des deux adversaires.

Au point du jour, Noël, suivi d'un renfort considérable de bacons, d'échines et de jambons, arriva au camp de Charnage ; et la joie que souleva sa présence éclata en cris d'allégresse. Ces transports bruyants retentirent jusqu'au camp opposé et y jetèrent l'alarme. On voulut savoir ce qui les occasionnait et on envoya des espions pour s'en éclaircir. Mais quand ceux-ci de retour eurent fait leur rapport, à l'inquiétude succédèrent l'abattement et la résignation. En vain Caresme, par ses harangues, essaya de réchauffer les courages ; la terreur les avait glacés. Chacun jetait ses armes, et de toutes parts l'on entendait les voix clamer : " La paix ! La paix ! "

Forcé de traiter contre son gré, et sur le point de se voir trahi par ses propres troupes, le triste monarque envoya, pour négocier, un député au vainqueur. Charnage, qu'avaient enorgueilli la victoire de la veille et ses nouvelles espérances, exigea en premier que son ennemi fût banni à jamais de la chrétienté. Cependant, sur les recommandations de ses barons, il entra en accommodement, et conjointement avec eux, conclut un traité dans lequel il consentit que Caresme parût quarante jours l'an et deux jours en outre, environ, dans chaque semaine, mais ce ne fut qu'à la condition que les chrétiens, en dédommagement, pussent, pendant ces jours de pénitence, joindre au poisson, dans leur repas, le lait et le fromage. Et ce fut ainsi que le roi Charnage fit du roi Caresme son vassal.


A quelques siècles et quelques milliers de lieues de distance : une guerre des aliments sur une estampe japonaise trouvée sur un site de cuisine japonaise http://www.chez.com/cuisinejapon/

 

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