Le Charnage est la période de l'année ou toute viande est librement consommée par le peuple.

Le Carême est cette période de l'année où la consommation de viandes est interdite pour d'obscures raisons religieuses. A l'exception des malades, les chrétiens devront se contenter de légumes, de poissons, d'œufs. Dans les cours, les cuisiniers se "décarcassent" pour trouver des textures, des goûts qui rappellent la période de charnage. Les cétacés sont considérés comme des poissons. Le castor donne lieu à discussions : on peut admettre que son corps est de la viande. Mais sa queue est bien évidemment du poisson et pourra être servie en carême.

Il y avait environ cent jours de carême par an.

 

 

cachalot

 

Thrésor de Brunetto Latini

Cetes est uns grans peissons que li plusor appelent baleine. Ce est uns peisaons si granz comme une terre, qui maintes foiz remaint en sec, car il ne puet aler se non où la mer est haute. Ce est li peisons qui recut Jonam le prophète dedans son ventre, selon ce que l'estoire don Viel Testament nos raconte, qu'il cuidoit estre alez en enfer por la grandor dou leu où il estoit.
Cest peissons eslieve son dos en haute mer, et tant demore en un lieu que li vent aporte sablon et ajostent sur lui, et i naist herbes et petit arbrissiau", por quoi li marinier sont deceu par maintes foiï là, ear il euiâent que ce soit une isie, où iliidescendeni, et fichent paliz et font feu "', mab quant li peiaaon sent la chalor, il ne la puet " sofrir, si s'enfuit dedanz la mer, et fait affondrer quanque il a sur lui.

Ménagier de Paris

"PORC DE MER, MARSOUIN, POURPOIS est tout un, et le poisson entier doit estre fendu par le ventre comme un pourcel ; et du foye et fressure l'en fait brouet et potage comme d'un porc. Item, l'en le despièce et fend comme un porc, par le dos, et aucunes fois est rosti en la broche à toute sa couanne, et puis mengié à la sausse chaude comme brulis (mot inconnu) en yver.

Autrement, est cuit en eaue et mis du vin avec, puis de la pouldre et du saffran, et mis en un plat dedans son eaue comme venoison ; puis broyez gingembre, canelle, giroffle, graine, poivre long et saffran, et deffaites de vostre boullon, et mettez hors du mortier d'une part ; item, broyez pain harlé, deffait de l'eaue de vostre poisson et coulé par l'estamine, et faictes boulir tout ensemble, et soit claret; puis dréciez comme venoison.

Ou faites poivre noir, et soit vostre poisson, sans laver, cuit moitié eaue moitié vin, et mis en plas: et gettez vostre sausse dessus comme galentine, et dréciez. Et quant vous en vouldrez mengier, prenez un petit de la sauce qui est froide, et mettez ou eaue de char, ou de celle mesmes, ou vinaigre et similia, et mettez sur le feu en une escuelle chauffer.

CRASPOIS (1) C'est balaine salée, et doit estre par lesches tout cru, et cuit en eaue comme lart ; et servir avec vos pois."

 

(1) Il est parlé du craspois ou graspois dans bien des auteurs au moyen âge, mais il n'y a à ma connoissance que l'auteur du Ménagier qui fasse connoître ce que c'étoit. Un procès qui dura plusieurs années au parlement de Paris et qui étoit relatif à sept étaux, dont cinq à sèches et deux à craspois que le roi possédoit aux halles de Paris, nous apprend que le craspois ne venoit à Paris qu'en carême: c'étoit le lard de carême, le poisson des pauvres; quarante mille personnes vivoient pendant le carême de craspois, de sèches et de harans. Ces poissons étoient vendus par environ mille pauvres marchandes, à qui il étoit seulement défendu de se tenir sous le couvert des halles où étoient les grands étaux (Plaid. civiles, 7, 12, 14, et 19 mars 1383-4, 1er mars 1383-4; Jugés, xxxII, p. 93).
Belon ne nomme pas le craspois, mais il confirme cependant l'explication du Ménagier. "Ce poisson, dit-il en parlant de la baleine, est couvert de cuir noir dur ut espez sous lequel y a du lard environ l'espesseur d'un grand pied, qui est ce que l'on vend en quaresme."
Legrand d'Aussy qui a parlé avec détail de la baleine salée comme nourriture maigre des pauvres, d'après Charles Estienne (II, 83), a ignoré que le craspois fût le nom de cet aliment. Au reste, l'auteur du Trésor de santé dit que la baleine salée, quoique cuite pendant vingt-quatre heures, étoit toujours fort dure et indigestible.

notes sur le Ménagier, par le baron Pichon

 


Eustache Deschamps, Ballade


 


Sus! Alarme! Ce dist le Mardi Gras
Au Charnage : nous serons assaillis!
Caresme vient. Que ferons nous, helas?
Ce mercredi sera sur le pays,
Dont je voy ja moult de gens esbahis
Et qui delaissent beufs, vaiches et moutons,
Veaulx et aigneaulx, connins, perdriz, chapons,
Cerfs et chevreaulx, pors, bieurre, oeufs et frommaige,
Oes, malars, faisans, grues et paons.
Maudit soit il, et benoit soit Charnage.
Caresme met les povres gens au bas,
Jeuner les fait et estre mal servis,
Et les contraint par griefs labours de bras.
Aux et oingnons, huile de chenevis,
Noix moysies, pommes et pain faitis,
Leur met devant, herbes, choulz et porgons,
Tourteaulx en pot d'orge et de secourgons,
Matin lever pour aler en l'ouvraige.
Merveille n'est se tel tirant doubtons.
Maudit soit il, et benoit soit Charnaige.
Artillerie a dedenz ses cabas,
Harens puanz, poissons de mer pourris,
Puree et poys et feves en un tas,
Pommes cuites, orge mondé et ris.
Dieux! Qu'il a fait de mal aux moines gris,
Et aux Chartreux, maintes religions!
Toudis leur fait june et afflictions,
Et a pluseurs tenir povre mesnaige,
Le ventre emfler souvent par ses poissons.
Maudit soit il, et benoit soit Charnaige.
Aux bien peuz fait avoir ventre plas,
Il vuide ceuls que j'avoie raemplis,
Souppe a huile leur donne et l'avenas,
Corde leur çaint, trop leur est ennemis.
VI sepmaines sera ses sieges mis.
Ainsis le fait : en Mars est sa saisons
Une foiz l'an. Contre lui nous tenons
Vigueureusement. May le mettra en caige,
Pasques aussi ; nous trois le destruirons.
Maudiz soit il, et benoit soit Charnaige.
Dieux! Qu'il sera le grant sabmedi mas,
Povres, tristes, honteus et desconfis,
Huez com leux, car le dimenche es plas
Yert Charnaige avec ses bons amis.
Harens seront, figues et raisins, honnis.
Porree au lart, pastez, la ne faillons,
Connins, cabriz, oes, tartres et flaons.
Caresme prins tendrons en no servaige ;
Eschac et mat a ce jour lui dirons :
Maudis soit il, et benois soit Charnaige.

 

Envoy
Princes, ce temps paciamment souffrons ;
Prenons en gré pois, harens, courtillaige.
Caresme est brief, nous le desconfirons.
Maudis soit il, et benoit soit Charnaige.

 

Till l'Espiègle

 

Une espièglerie passablement répugnante...

 

 

Dictionnaire de cuisine d'Alexandre Dumas.

Tout n'est pas historique dans cet ouvrage. Mais on peut violer l'histoire si les enfants sont beaux. Et quelle érudition, quel humour, quelle imagination, quel appétit...


On appelle Carême le jeûne annuel en usage dans l'église catholique et qui commence le mercredi des Cendres, et finit à Pâques, excepté dans 1'église de Milan, où il ne part que du dimanche de la Quadragésime et chez les Grecs, qui le commençant le même jour, s'abstiennent de viande le lundi d'après la Quinquagésime, jusqu'au dimanche suivant, sans jeûner toutefois, mais en observant un Carême plus rigoureux, puisqu'ils se privent non-seulement de laitages et d'oeufs, mais encore de poisson et de viande. On n'est point d'accord sur l'époque de l'institution du Carême, quelques-uns l'attribuentà Moïse, d'autres prétendent qu'il était observé en Égypte longtemps avant Moïse et que ce fut l'un des usages que les Israélites rapportèrent de ce pays ; toutes les nations qui ont des lois ont aussi leur carême. On doit en conclure que ce n'est point uniquement pour plaire à Dieu que le Carême fut institué, mais aussi pour la santé en prévenant la transition des saisons, toujours funeste aux tempéraments non préparés par un régime convenable.
Dans l'enfance des nations, les peuples ignorants n'eussent point suivi un conseil d'hygiène, on en fit un précepte religieux, la superstition l'adopta.

 

livre du roi Modus edt de la reine Ratio

 


La rigueur du Carême, aussi bien que sa durée, a varié selon les pays ; dans 1'Eglise d'Occident, on ne faisait qu'un repas vers le soir, et on ne mangeait que des légumes et des fruits ; le laitage, les œufs, les viandes et le vin étaient défendus ; le poisson était permis, mais la plupart des fidèles s'en abstenaient ; il parait que le jeûne était encore plus rigoureux en Orient, où presque tous les Chrétiens ne vivaient que de pain et d'eau et de quelques légumes; les Latins, au rapport de Bède, avaient d'autres carêmes, celui de Noël et celui de la Pentecôte, et tous deux, comme celui de Pâques, étaient de quarante jours. Les Grecs ont encore quatre carêmes outre celui de Pâques ; ce sont ceux de Noël, des Apôtres, de la Transfiguration et de l'Assomption, mais ils ne sont que de sept jours chacun. La France est peut-être aujourd'hui le pays du monde où le Carême est le moins observée; il n'en était pas de même autrefois. Quand le clergé fut devenu riche et puissant, son influence fit rendre sur l'abstinence les lois les plus rigoureuses, et tandis qu'il contentait sa sensualité en rompant l'uniformitédes viandes par les poissons les plus exquis, que son insatiable cupidité entassait For en vendant des dispenses aux riches, le misérable qui n'avait pas d'or pour racheter son malheureux péché était pendu pour avoir mangé de la viande une fois en Carême ; le boucher qui en avait vendu était fouetté et mis au carcan ; on lit dans les Capitulaires (année 780) que Charlemagne, voulant forcer les Saxons d'adopter le christianisme, déclara que les Saxons qui ne voudraient pas se faire baptiser et qui mangeraient de la viande en Carême seraient punis de mort.


En 1522, on fouetta par sentence du prévôt de Sens, et l'on condamna à l'amende honorable, devant la porte de l'église cathédrale le nommé Passeigne pour avoir mangé en Carême des haricots au lard. Sous Henri III, la peine de mort fut abolie, mais celle du fouet fut maintenue contre les délinquants. Voltaire rapporte un fait à l'appui des précédents, arrivé près de Saint-Claude. L'an de grâce 1729, le 28 juillet, eut lieu l'exécution d'un nommé Claude Guillon, qui eut la tête tranchée pour avoir, étant dans la plus affreuse misère, et pressé d'une faim dévorante, emporté, fait cuire et mangé de la viande d'un cheval tué et abandonné dans un pré, et cela le 31 mars.
Voici textuellement le prononcé de la sentence du juge : " Nous, etc., après avoir vu les pièces du procès ; et ouï l'avis des docteurs en droit, déclarons le dit Claude Guillon dûment atteint et convaincu d'avoir emporté de la viande d'un cheval tué dans les prés de cette ville ; d'avoir fait cuire ladite viande le 31 mars, jour du samedi, et d'en avoir mangé, etc. "


A quels déplorables et ridicules excès ne poussait pas l'engeance monacale si nombreuse et si influente dans ces siècles de ténèbres, lorsque nous voyons encore, en 1791, à Rava en Pologne, des juges condamner et faire brûler par la main du bourreau une poupée coupable de sacrilège, parce que les enfants d'une luthérienne lui avaient attaché au cou l'image de la Vierge. Et la même année, en Espagne, furent jugés et condamnés à périr au milieu des flammes, comme atteints et convaincus d'hérésie et de blasphème, un perroquet et un singe, appartenant a un Français. Le perroquet pour avoir crié : " Au feu le bref Margot! " et le singe, parce qu'il semblait applaudir par ses sauts et ses gambades. Ces deux grands criminels furent renfermés et brûlés dans une cage de fer, sur laquelle étaient deux écriteaux ; 1'un portait : Blasphémateur, impie, sacrilège, traîtreà Dieu et à N. S. P. le pape ; et 1'autre : Complice de sacrilège par gestes, signes et autres preuves non équivoques.


Un autre fait rapporté par M. B. Saint-Edme, dans son Traité de législation historique du sacrilège, chez tous les peuples du monde, est bien plus récent. L'an 1823, un samedi, quatre individus de la commune de Saint-Laurent de Cerdans, arrondissement de Céret, département des Pyrenées, vinrent pour leurs affaires à Céret ; ils entrèrent dans une auberge pour dîner et se firent servir des côtelettes. Cette auberge étant située sur la place, ils furent aperçus faisant gras ; rapport au maire ; citation devant le procureur du roi ; et condamnation, comme prévenus du délit d'outrage à la morale religieuse, à une année d'emprisonnement et 300 fr. d'amende. Bien leur en prit d'en appeler, car le jugement fut cassé le 9 juillet par le tribunal de Perpignan. A la même époque, un boucher de Rome fut arrêté, conduit sur la place Fontana di Travi, et marqué par le bourreau ; un écriteau annonçait son crime, qui était d'avoir mangé de la viande un vendredi dans une auberge, avec quelques-uns de ses amis.

 

Tacuinum sanitatis : lamproies, ou pluôt anguilles

Tacuinum sanitatis. L'illustration est censée représenter la pêche aux lamproies. Ne seraient ce pas plutôt des jeunes anguilles?

 

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